Belle de jour - Luis Buñuel (1967)

Dans Belle de jour, Buñuel, au gré de la trajectoire de son personnage et de ses rencontres, n’a de cesse tout au long du film, de se faire côtoyer et entremêler sensiblement la réalité et le rêve. Sa mise en scène, hétérogène et en rupture, balancée vers un état de la perception à l’autre, brouille dès le début de l’intrigue l’apparente continuité du récit. La construction de l’histoire devient complexe et signifiante par la multiplication d’interprétations possibles que peut envisager le spectateur. Il semble peu aisé pour lui d’identifier d’emblée des liens organiques d’une image à l’autre, d’un son à l’autre, d’établir des résonances à partir de ce qui est montré.


Séverine et Pierre, jeune couple marié, ne parviennent pas à trouver un équilibre harmonieux dans leur relation. Ils retrouvent à la montagne Renée, l’amie de Séverine ainsi qu’Henri Husson, son compagnon. Ce dernier, campé par Piccoli, est un être séducteur et manipulateur qui va donner à Séverine l’adresse d’une maison close, chez madame Anaïs. Séverine, d’abord fragilisée à l’idée d’y travailler, finit par s’y rendre quotidiennement de 14h à 17h. Sous le nom de Belle de jour, elle se donne notamment à un voyou du nom de Marcel qui ne tarde pas à tomber amoureux d’elle ainsi qu’à un Asiatique enveloppé qui détient une étrange boîte à musique. Marcel décide de tuer Pierre, le blesse gravement, le rendant par la suite handicapé et aveugle tandis que tentant de s’enfuir, il succombe aux balles de la police.

Dans la première séquence de Belle de jour, Buñuel expose d’entrée de jeu l’ambigüité et la complexité des liens qui relient Séverine et Pierre, entre froideur et tendresse. Ils sont tous deux dans un carrosse conduit par deux cochers qui emprunte un sentier bordé d’arbres. Le bruit des cloches du carrosse se fait entendre.


Première séquence matricielle, car en effet, tel un surgissement, l’étrangeté, accompagnée ici d’une violence sourde, prend très vite le pas sur l’exposition concrète des sentiments du couple. Pierre ordonne à Séverine de sortir du carrosse ; elle se fait tirer au sol puis pendre à un arbre. Pierre somme ensuite les deux cochers de la fouetter, puis donne sa femme à l’un des deux. Tel un basculement, le fantasme fait son entrée dans cet univers diégétique troublant.

Ainsi, la séquence qui suit, comme en contrepoint vis-à-vis de celle qui précède, est dès lors maintenant du côté de la « réalité » : Séverine et Pierre sont chacun dans leurs lits respectifs, parlent peu. Séverine dit à Pierre qu’elle vient de les rêver tous deux sur un carrosse, sans lui préciser le défilement détaillé de sa pensée rêvée et fantasmée, le ressenti qu’elle éprouve après coup. L’esprit psychanalytique et traumatique de Séverine, en phase de devenir Belle de jour, est en pleine maturation.

Cet enchevêtrement de la réalité et du rêve, ce cheminement presque initiatique, l’on pourrait dire de Séverine prend sens, inexorablement, dans l’ « identité » que porte chacun des protagonistes du film, et plus précisément dans le lien fragile qui unit les êtres. Pierre, médecin, peu présent, distant, ne parvient pas à combler les attentes de sa femme, ou plutôt serait-ce elle qui ne parvient pas à se donner à lui, par des traumatismes inexplicables de son enfance ?

Paradoxalement, Belle de jour, au travers de ses expériences vécues chez madame Anaïs, vit certains de ses fantasmes mais aussi et surtout se rapproche de Pierre par la pensée, ressent davantage l’amour qu’elle porte pour lui.Tandis que Marcel le voyou, éperdument amoureux de Belle de jour veut la posséder, le personnage d’Henri Husson apparaît plus complexe et ambigu : il semble vouloir mettre Belle de jour face à ses propres tourments.


Tout au long du film, les pensées troublées de Belle de jour, tissées de fantasmes, et la réalité ne cessent d’entrer en résonance. Le son des cloches du carrosse trouve une vie concrète dans les mains de l’Asiatique manipulant sa boîte à musique. Autre indice, mais où là le réel va déboucher sur une sombre prémonition : Pierre ressent un étrange sentiment à la vision d’une chaise roulante. Plus encore, l’ultime séquence finale, comme en écho à la première initiale, viendra cristalliser cette frontière poreuse qui sépare le rêve de la réalité.

La chamade - Alain Cavalier (1968)

Avant de s’adonner à une forme de cinéma plus personnelle, plus minimaliste, Alain Cavalier a adapté un roman de Françoise Sagan en 1968. Film à la narration fluide et au charme immédiat, La chamade est le récit de la valse-hésitation amoureuse de Lucile entre Charles et Antoine.

Lucile (Catherine Deneuve), jeune femme frivole et dont la musique primesautière qu’elle écoute distraitement à la radio, en début de film, donne la mesure de la gaieté, forme un couple avec Charles (Michel Piccoli), un homme d’affaires bien introduit dans les cercles mondains parisiens. Lors d’une soirée, Lucile s’éprend d’Antoine (Roger Van Hool), le nouvel amant de Diane (Irène Tunc, la compagne d’Alain Cavalier, célébrée dans Irène), une amie du couple. Les après-midis suivants, l’appartement d’Antoine, dans les combles, abrite leurs ébats clandestins. Le soir, dans la belle société où tous ces personnages se rencontrent, Lucile fait mine de rien. Sommée par Antoine de choisir entre Charles et lui, Lucile, après bien des atermoiements, annonce à Charles qu’elle le quitte.

Antoine, Diane et Lucile : une comédie

Au travers d’une mise en scène légère et envolée, Alain Cavalier met en valeur l’insouciance de la vie de Lucile, insouciance zébrée de moments de gravité. Lucile suit sa trajectoire en toute spontanéité, en l’absence du moindre calcul. De l’autre côté, bien que frivole, elle assume ses choix. C’est là un très beau rôle de Catherine Deneuve, celui d’une femme libre et oisive avec, en toile de fond, la bourgeoisie de la fin des années soixante, que Sagan et Cavalier dépeignent avec attendrissement et lucidité.

Dans l’ensemble, Alain Cavalier fait la part belle aux visages, avantageusement éclairés et, plus encore qu’aux visages, aux regards des protagonistes, dont il fait un motif récurrent de La chamade. Certains moments clés du film ceux où, au milieu de la foule d’un théâtre, d’un restaurant ou encore d’une soirée, des regards muets sont jetés tour à tour par Lucile, Charles ou Antoine. Ce faisant, les amants se trahissent et se mettent à nu. C’est ainsi qu’à deux reprises, Charles parvient à déceler dans les yeux de Lucile le trouble qu’elle ressent à la vue d’Antoine. A la soirée donnée par Diane, le regard d’Antoine va de Lucile à Charles. Sans qu’un mot n’ait été prononcé, sa jalousie est exposée.

Lucile, ici mais ailleurs

Outre ce jeu de regards signifiants, d’autres éléments sont mis en valeur au gré du récit. Généralement, les sons sont ainsi comme étouffés : Alain Cavalier, sans crier gare mais avec une délicatesse infinie, se concentre sur la conversation des protagonistes et, en un tour de passe-passe, réduit le reste de la scène et le monde alentour à l’état de banalités. Cette méthode trouve son achèvement dans une scène où Lucile et Charles reviennent de soirée dans une automobile étrangement silencieuse, sous la pluie : leurs préoccupations et leurs aspirations, leurs pensées secrètes, sont exprimées en voix off, entremêlées de propos anodins qu’ils échangent, tandis que les essuie-glaces balaient le champ.

Cette mise en valeur des images et des sons, sur le plan formel, se conjugue avec les nombreuses ellipses qu’Alain Cavalier ménage tout le long du film. Concourant à la fluidité du récit, ces ellipses sont chaque fois subtilement annoncées, elles se trouvent à l’état de germe dans la scène qui les précède. Au début du film, devant le théâtre, Lucile, Charles, Antoine et leurs amis mondains devisent sur un banc. Troublée, Lucile n’a d’yeux que pour Antoine qui, de l’autre côté de la rue, commande des cigarettes au comptoir d’un bar. Ce regard coupable n’échappe pas à Charles, que l’on voit inquiet. La bande se rend ensuite au restaurant, et c’est alors que survient l’ellipse. Plus tard, on apprendra de la bouche de Charles que Lucile a pris soin de ne jamais regarder Antoine de la soirée, signe même de l’attraction amoureuse qui est en train de naître.

Lucile, hypnotisée

Ces quelques trouvailles constituent, il me semble, une belle ingéniosité de la part d’Alain Cavalier qui, s’emparant du roman éponyme de Françoise Sagan, parvient à en faire un véritable objet cinématographique.