Love is Strange - Ira Sachs (2014)



Après son très beau et torturé Keep the Lights on, Ira Sachs réalise Love is Strange, un film lumineux et délicat, d’une grande profondeur émotionnelle. Love is Strange tire sa force non seulement de l’interprétation sincère et sobre de son magnifique couple d’acteurs, John Lithgow et Alfred Molina, mais également d’une mise en scène imprégnée de fluidité et d’évanescence où le temps de l’histoire, parfois, se suspend pour mieux en cerner les contours. En écho au titre du film, la primauté est donnée à l’amour et à son étrangeté.

Ben et George qu’interprètent Lithgow et Molina, sont deux hommes âgés new-yorkais, le premier est peintre, le second musicien. Après plusieurs décennies de vie en commun, ils prennent la décision de se marier. Si le mariage a bien lieu, George en paie ensuite le prix lorsqu’il perd son travail de professeur de musique dans une école catholique où il exerce. En effet, le récent engagement d’amour de George vient se heurter à la pensée cléricale dominante telle qu’elle prévaut dans l’établissement scolaire.

On apprend alors que les deux hommes, qui ne peuvent plus subvenir indépendamment à leurs besoins, doivent vendre leur appartement. Le temps de retrouver une habitation qui soit abordable, Ben et George se séparent ainsi malgré eux, dans la distance. Ben est hébergé chez Elliot et Kate, son neveu cinéaste et sa femme écrivaine, qui ont tous deux un fils, Joey. George, lui, vit désormais chez un jeune couple de voisins et amis policiers. Cependant, la vie harmonieuse des deux hommes, désormais déplacée dans leurs deux logis respectifs séparés, appartements new-yorkais exigus, est mise à mal. Ben occupe trop de place chez Elliot et Kate là où George a du mal à s’adapter au milieu festif et communautaire dans lequel il vit, à mille lieux de son mode de vie insufflé de musique classique.


Comme le souligne Nicholas Elliott dans sa critique consacrée au film dans les Cahiers du cinéma, les liens et rapports entre les personnages semblent davantage s’exprimer au travers de leurs regards que par la parole, au moyen de champs contrechamps habilement construits. Ce qui renforce naturellement l’identification du spectateur. Ainsi, ces regards échangés ou non entre les personnages au-dedans des images, en « trompe l’œil », à la dérobée, ou de plein fouet, participent à créer tantôt une forte tension émotionnelle, tantôt un sentiment d’isolement vécu chez celui qui est filmé.

Ainsi, lorsque George rejoint Ben chez lui, Ira Sachs filme frontalement les deux hommes s’étreignant, dans un moment qui est peut-être celui le plus bouleversant du film, tandis qu’il filme ensuite en contrechamp Elliot et Kate, leurs regards à la fois désemparés et compréhensifs. Au travers de cet échange de regards, auquel le spectateur est pleinement convié, « l’effet identificatoire » surgit, dans une certaine retenue, pour mieux nous émouvoir, mieux nous faire ressentir l’étrangeté de l’amour, puissant, qui unit Ben et George. Le film est nappé presque constamment de compositions musicales de Chopin. Lors de la séquence du concert, Ira Sachs se détache des visages filmés en gros plan de son couple de personnages pour capter successivement d’autres visages et regards inconnus. Des visages multiples s’offrent ainsi à nous, porteurs chacun d’un regard singulier à la palette d’émotions différentes.

Or cette appropriation et ce dévoilement du regard se donnent à voir et sentir différemment dans une autre séquence, elle aussi, bouleversante : George écoute une de ses élèves jouer du Chopin, la musique est diégétique de nouveau, et tandis qu’il est submergé par l’écoute, son regard abattu, capté de profil sur son visage, tend vers un ailleurs, passe au delà des quatre murs de cette pièce cloisonnée, pour être pris ensuite en relais par sa voix off.

                           

Ira Sachs, il le revendique lui-même, a été influencé notamment par Ozu lors de la réalisation de son film, et plus spécifiquement par son chef d’œuvre Voyage à Tokyo. Aussi bien au niveau du contenu, les liens intergénérationnels et familiales, les principes de transmission et de filiation qu’au niveau formel, l’étonnante durée de certains plans et surtout la présence de plans d’ensemble fixes, des plans « vides » de la ville de New-York pris du toit où Ben peint son ultime peinture, et qui montrent le soleil qui se couche. Ces plans orangés donnent du souffle au film autant qu’ils cristallisent le passage du temps.

Car en effet, amorcées notamment par ces vues urbaines tantôt colorées tantôt non, quelques ellipses sont apposées délicatement au fil du récit et elles participent à donner la primauté à l’amour et à son étrangeté, à la vie plutôt qu’à la mort. Et lorsque Joey s’élance sur son skateboard en compagnie de sa copine dans les rues de Manhattan, les rayons du soleil couchant dardent plus que jamais. La vie continue, l’amour, lui, est toujours là, éternel.