Manhattan - Woody Allen (1979)

Dans Manhattan, Isaac Davis (Woody Allen lui-même), la quarantaine, écrit des sketches pour la télévision. Son rêve malmené est d’écrire un livre sur New York. Isaac entretient une relation sans trop y croire avec Tracy, 17 ans (Mariel Hemingway). Son meilleur ami, Yale (Michael Murphy), professeur, bien que marié à Emily (Anne Byrne), entretient quant à lui une liaison extraconjugale avec Mary Wilkes (Diane Keaton), une journaliste formée à Harvard. Cette liaison est chancelante : Yale se sent coupable de délaisser Emily, tandis que Mary supporte difficilement la solitude et le caractère instable de la relation. Si bien qu’après quelques mois, Yale et Mary décident de rompre. C’est alors qu’Isaac, encouragé par Yale, commence à sortir avec Mary.
Rétrospectivement, Manhattan ramasse des motifs récurrents dans l’œuvre de son auteur, à commencer par le personnage d’Isaac Davis, intellectuel névrosé, incertain en amour, obsédé par la mort, insupportable, c'est-à-dire, à peu de choses près, Alvy Singer dans Annie Hall (1977). Le flot inextinguible et fat de références intellectuelles est lui aussi à l’avenant d’un certain nombre de réalisations passées et futures. La musique, comme un aparté, est un clin d’œil de Woody Allen au spectateur averti : les compositions de Gershwin – Love is here to stay, Someone to watch over me, parmi tant d’autres –, quoiqu’en version instrumentale, n’en épousent pas moins l’action, qu’elles soulignent subtilement ; même si le choix des morceaux ne brille pas par son originalité, leur utilisation renforce l’implication du spectateur.
Sur le plan de la mise en scène et du montage, plusieurs éléments méritent d’être épinglés.
Prenons tout d’abord la manière dont les acteurs sont filmés en plan rapproché, incrustés dans ce grand tout qu’est la ville de New York et ses alentours, comme la scène du début du film, chez Elaine’s, un bar ou, plus tard, le vernissage de l’exposition au Guggenheim Museum. Dans chacun de ces plans, Woody Allen filme les personnages dans un lieu de New York. Ce faisant, il saisit l’atmosphère plurielle de la mégapole ou, plus précisément, l’ambiance de chacun des endroits fréquentés par une certaine intelligentsia new-yorkaise (celle que Woody Allen prend pour objet d’étude à longueur de films – autre motif récurrent).
Mary Wilkes
Certains plans, en intérieur, sont ensuite l’occasion pour Woody Allen de jouer avec les lignes et la géométrie. Après sa rupture d’avec Yale, Mary cherche du réconfort auprès d’Isaac, et le rejoint dans son appartement. La discussion qui a lieu alors entre Mary et Isaac fait l’objet d’un plan fixe. Tandis qu’en contrechamp, Mary, dans le salon, parle, on voit dans le champ le couloir principal de l’appartement, sur lequel donnent plusieurs pièces. Tandis qu’il répond à Mary, on observe Isaac s’engouffrer dans l’une de ces pièces, revenir, entrer dans une autre pièce, et ainsi de suite – sans jamais cesser de parler. La mise en scène par Woody Allen de l’espace de l’appartement peut, à un certain égard, faire penser à la géométrie de nombreux plans d’Ozu, comme par exemple dans Bonjour (1959). Mais Woody Allen innove en introduisant dans le plan un élément fondamental, un facteur de rupture, qui contraste avec l’intangibilité des lignes géométriques : la nervosité d’Isaac, qui se traduit à l’écran par une mobilité effrénée. Plus loin dans le film, on pourra observer une très intéressante utilisation par Woody Allen de la disposition des pièces de l’appartement d’Isaac : le mur, occupant la moitié de l’écran, représente symboliquement la distance qui sépare Mary d’Isaac.
Isaac Davis
Dans la plus célèbre séquence du film, l’on peut voir Mary et Isaac qui devisent, à l’aube, sur un banc en contrebas du pont de Brooklyn. Woody Allen, jouant alors sur la profondeur de l’image, expose le véritable sujet du film, à savoir, derrière l’idylle de Mary et d’Isaac, le poème symphonique qu’il dédie à New York. Dès le début du film, la mesure est donnée : des images de la ville se succèdent, au son de Rhapsody in Blue de Gershwin, des immeubles, un stade, des rues, un feu d’artifices, à tel point que Manhattan devient un véritable personnage.
Plus loin, la scène à mon sens la plus belle du film rend parfaitement compte de cette originalité : Emily et Yale, de retour d’un week-end à la campagne, regagnent New York. La nuit est en train de tomber. On voit leur automobile quitter l’autoroute et, lentement, emprunter la bretelle de sortie, le long de l’eau. Malgré le fait que les personnages sont éloignés et apparaissent à peine à l’écran, on les entend néanmoins très distinctement discuter : Yale invente des histoires pour pouvoir rejoindre son amante, Mary. Ici, Woody Allen a ménagé un effet particulier, une sorte de décalage entre l’image (éloignée) et le son (rapproché). Par cet artifice, le réalisateur parvient à donner l’impression que New York prend vie et que la discussion, malgré les voix reconnaissables d’Emily et de Yale, provient d’un dialogue entre l’automobile, les buildings, la route, la ville, le fleuve.

Aujourd'hui - Alain Gomis (2013)


Aujourd’hui du réalisateur français-sénégalais Alain Gomis est un film à la beauté crépusculaire et déroutante, un voyage initiatique emprunt de vitalité où le tragique et la gravité côtoient la joie et l’émerveillement, le tout semé d’images contemplatives dont la pureté fait jaillir des sensations. Le récit fictionnel ici se développe et s’étoffe en se confrontant avec le réel, avec les bruits de la ville, le mouvement des êtres, dans la singularité du moment présent.

Comme le veut la tradition, et en écho au carton qui ouvre le film (« Par ici, il arrive que la mort prévienne de sa venue ») Satché, un jeune homme et père de famille a été choisi : aujourd’hui, il doit mourir. Le film s’attache à montrer la dernière journée de cet homme en proie à son destin, telle un chemin de croix, d’un quartier à l’autre de Dakar, au gré de ses échanges, rencontres et retrouvailles avec ses amis, sa famille.

Dès le départ marqué d’une dimension tragique, le film, comme en contrepoint, prend pourtant très vite une autre tournure à l’atmosphère festive, dans une séquence mémorable, presque surréaliste, comme on n’en a rarement vu au cinéma : Satché sort de la maison où sa mort vient d’être annoncée, et une foule de personnes qui lui sont familières se pressent à sa rencontre, l’acclament, chantent, lui offrent des cadeaux tandis qu’ils défilent tous ensemble dans la rue. L’annonce de la mort prend à cet instant un tout autre visage. Satché continuera ensuite son ultime parcours, partagé entre le sentiment d’euphorie du moment présent et accablé par sa mort prochaine. 

Comme précisé d’entrée de jeu, une des richesses du film réside dans la rencontre qui est faite entre la fiction et une approche documentaire, sous forme de portrait urbain. Satché, incarné par le poète et musicien Saul Williams, est dans plusieurs séquences entouré par la foule bouillonnante et bruyante dans les rues de Dakar. Il est filmé tantôt en gros plan tantôt en  plan rapproché. Et au creux de son visage à la fois impassible et signifiant, les yeux grands ouverts sur le monde, on peut lire la détresse qui le submerge mais aussi et surtout la profonde attention qu’il semble donner à ce monde qui l’entoure : il est un être à l’affût, qui semble happé par la vision de chaque chose, de chaque être mouvant ou dansant, par l’écoute de chaque bruit.


Une séquence emblématique du film Oslo, 31 août de Joachim Trier ainsi qu’une autre de Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard peuvent être mises en relation avec celles où Satché est aux aguets. Ces deux séquences montrent toutes deux un être isolé assis à la table d’un café. Chez Trier, le personnage, regardant et écoutant, enregistre successivement l’ensemble des conversations qui jaillissent autour de lui. Chez Godard, au travers d’un montage d’images plus composite et hétérogène, accompagné en voix off par un texte de Nietzsche, le personnage croise le regard de sa voisine sur la table d’à côté plus d’une fois, tandis que la caméra continue ensuite « sa route » en très gros plans sur une tasse de café, le liquide tournoyant à l’intérieur.

Olso, 31 août - Joachim Trier (2011)
Trier et Godard, dans ces deux séquences à la mise en scène bien différente, qui expriment ici davantage par le texte que par les images, filment ainsi aussi des personnages qui sont à l’affût du monde qui les entoure. Et cette phrase tirée de la voix off de la séquence du film de Godard de résonner aussi bien dans le film de Gomis que celui de Trier : « Il faut que j’écoute, il faut que je regarde autour de moi plus que jamais, le monde, mon semblable, mon frère. »

Deux ou trois choses que je sais d'elle - Jean-Luc Godard (1967)
Dans Aujourd’hui, une série d’images du quotidien prises à la dérobée nous sont ainsi montrées au travers du regard de Satché : des enfants qui dansent, un couple qui marche dans la rue et dont le regard de la femme, piqué au vif par la caméra, étincelant, répond à celui de Satché, une foule qui manifeste, des gens qui se querellent, du mouvement, du rythme, des images colorées pleines de vie.

Ces images rythmées, vues à travers le prisme du regard de Satché, sont traversées également par un autre souffle qui vient amplifier encore davantage leurs présences, leurs couleurs et leurs forces de contemplation : en effet, elles sont celles que Satché voit pour la dernière fois, partagées avec nous dans le surgissement du moment présent.

Gomis, lors de la traversée initiatique et lumineuse de son personnage dans les rues de Dakar, s’attarde également sur l’expression des corps, filmés souvent en gros plans : en ouverture du film, gros plan sur l’œil de Satché qui s’ouvre le matin puis qui dans une dernière image, frémissant, se referme. Gros plans sur des pieds dansant, des mains, sur tout le corps de Satché étendu sur le sol, balayé de lumière et caressé par les mains du grand homme philosophe, qui le lave de ses impuretés dans une des plus belles séquences du film.


Dans la dernière partie du voyage, lorsque Satché est au côté de sa femme et de ses enfants, les corps sont filmés davantage dans la durée, un ralenti « accompagnant » l’expression visuelle d’une gestuelle comme pour mieux ralentir le temps qui passe, dilater le présent avant son évanouissement de l’autre côté du monde. Ainsi, dans l’ultime plan, l’œil de Satché tressaillit avant de s’éteindre à jamais, car en effet, seul compte la force de la vision du moment présent, et son balbutiement.