The Assassin - Hou Hsiao-hsien (2015)




The Assassin, dernière œuvre splendide et contemplative du grand cinéaste taïwanais Hou Hsiao-hsien, est un film à la beauté plastique admirable, qui vient charrier nos sens au moyen d’une mise en scène raffinée, habitée à la fois d’une infinie délicatesse et sophistication et qui tire parti de tous les éléments inscrits dans le cadre des images, qu’ils s’agissent aussi bien des éléments naturels que matériels qui les ornent.

Si The Assassin, avec ses qualités cinématographiques indéniables marque le retour de Hou Hsiao-hsien, il est quelque chose d’autre qui vient également décupler le plaisir de retrouver son cinéma si personnel et fascinant. C’est qu’avec ce dernier film, le réalisateur s’est attaché à créer un film de wu xia pian, de sabre et « chevalier errant » avec ce souci de revenir aux fondements du genre d’arts martiaux chinois, repartant de ces codes élémentaires, et dans une certaine mesure, des traditions culturelles, picturales, philosophiques et littéraires de l’histoire chinoise qui l’entoure.

Coup d’essai, coup de maître pour HHH qui, tout au long de son œuvre, a plutôt réalisé des films par périodes, à partir de thématiques clés : l’enfance et le passage à l’âge adulte, au travers de films tels que Les Garçons de Fengkuei, Un temps pour vivre, un temps pour mourir. Les bouleversements historiques, politiques et sociaux qui ont jalonné l’histoire de Taïwan dans La cité des douleurs notamment ; ou bien dans le courant des années nonante et deux milles, où Hou ne cessant d’affiner la richesse formelle de ces films, a tantôt quelque peu délocalisé son cinéma tant au niveau spatial que temporel, avec Les Fleurs de Shanghai, Café lumière ou Le voyage du ballon rouge, tantôt réalisé des films sur une jeunesse taïwanaise contemporaine entre errance et vertige, Goodbye South, Goodbye, Millennium Mambo, ou enfin au cœur du troisième volet du somptueux Three times, « le temps de la jeunesse ».

The Assassin prend place sous la dynastie Tang en Chine, au IXème siècle. Nie Yinniang, énigmatique et mutique, jeune guerrière issue de l’ordre des assassins, incarnée tout en justesse par Shu Qi, retourne dans sa famille, après plusieurs années d’exil où elle reçu l’éducation au combat d’une nonne. Sa mission est de tuer Tian Ji’an, le gouverneur de la province de Weibo, une province en rébellion, contre l’empereur. Or Tian Ji’an n’est autre que le cousin de Nie Yinniang, avec qui, dans le temps, elle fût fiancée ; mais le mariage arrangé n’eut pas lieu. Nie Yinniang devra ainsi faire le choix d’assassiner Tian Ji’an ou de ne pas accomplir sa mission.

Si le synopsis du film dans les grandes lignes est assez simple, au cours du défilement du récit, Hou tendra à complexifier et étoffer la trame principale. Certains personnages peu identifiables d’une séquence à l’autre viennent brouiller quelque peu l’intrigue, comme la mettre en suspens. Mais c’est également l’ensemble du montage, enrichi d’une matière filmique conséquente et mise en forme avec une grande précision, qui viendra contrecarrer l’apparente continuité du film.

The Assassin s’ouvre par un prologue de trois séquences en noir et blanc. Nie Yinniang, la femme qui regarde et écoute (pour reprendre le titre original du film), assassine successivement une de ces proies, esquive de dos une attaque et enfin, agenouillée, apprend sa mission de la bouche de la nonne. Illustre combattante, parviendra-t-elle à dépasser ses sentiments ? Le plan qui suit celui, fulgurant, de la mort donnée par Nie Yinniang est un plan de nature où le soleil vient irradier et transpercer une branche d’arbre. La nature, élément vivant indispensable au récit, au même titre qu’un personnage, fait ainsi son entrée lumineuse. C’est qu’aux origines de la pensée philosophique chinoise, dénuée d’une vision anthropomorphique des choses, la nature occupe une place centrale, d’ordre spirituelle.

Dans les scènes d’intérieur filmées en plan-séquence, Hou capte de main de maître la luxuriance et le scintillement des textures et objets de ces palais de province et temples chinois. Il veille à leur donner autant d’importance à l’image qu’à ces personnages. Ces derniers n’occupent pas nécessairement le centre du cadre de l’image, la caméra ne les accompagne pas, mais les suit discrètement, distraitement. Ce qui se trouve ainsi aux abords du cadre de l’image ou à l’arrière-plan occupe une présence toute aussi centrale. D’où la nécessité pour Hou de filmer en plan-séquence ces images « cristallisantes » d’où chatoient des tons colorés en pagaille ou une source lumineuse plus altérée et diffuse, afin de rendre aux objets et aux étoffes, éléments matériels ou naturels leur aura, leur essence. Hou, pour cela, fait confiance à l’imagination du spectateur.



Ce travail raffiné de l’image trouve son point culminant dans la séquence, magique et à la mise en scène d’orfèvre, où Nie Yinniang à l’affût regarde et écoute derrière un voile Tian Ji’an et sa femme. Délicatement, le voile à l’image tangue de-ci de-là venant altérer notre vision et celle de Nie Yinniang, faisant varier la netteté et la projection de lumière qui tire sa source d’une bougie. Plus que de nous mettre à la place du personnage de Nie Yinniang, Hou interroge véritablement le rapport au visible. Un des plans qui suit nous montrera progressivement, par l’ondulation du voile et son mouvement, le corps tout entier de Nie Yinniang, révélant ainsi sa présence. Ici le temps semble s’arrêter, se suspendre tandis que le tissu se fait objet de révélation. 



Dans les plans en extérieur de paysages filmés en plan large, Hou prend à nouveau le soin de laisser s’exprimer les éléments naturels : de la brume qui s’infiltre en deux récifs, de la lumière qui jaillit du feu et des bougies, une image d’un lac dans l’obscurité où à l’arrière-plan, d’un îlot s’élèvent des arbres tandis qu’à droite dans le cadre, un essaim de nuages tournoie. Mais aussi cette séquence qui touche à l’onirisme où Nie Yinniang rejoint la religieuse au sommet d’une montagne et où les nuages viennent remplir progressivement l’ensemble du cadre de l’image. La nature dans laquelle se fondent les personnages, accueillant et épousant la forme de leurs costumes soignés, n’a donc pas seulement une fonction poétique mais agissante, de l’ordre du sacré.

Hou, qui dans les séquences d’intérieur et de paysages laissait dans la durée du plan-séquence « bourgeonner » l’essence même des éléments développe dans les scènes de combat, à l’inverse, une mise en scène du surgissement soudain, au découpage abrupte, en produisant davantage des sensations par à-coups. Et il vient là briser la continuité, le développement habituel de ce type de séquences que l’on peut trouver dans la plupart des autres films d’arts martiaux. Il montre l’expression du geste au cœur du mouvement, l’inclinaison du corps sous le poids des lames et du sabre plutôt que sa chute fatale, l’implosion et le sursaut des personnages plutôt que leurs enchaînements physiques, accompagnés de la stridence du bruit des armes qui se cognent.

Lors de cette magnifique scène de combat dans une forêt de bouleau où Nie Yinniang est face à un personnage masqué, Hou laisse s’exprimer dans la durée la phase d’attention et de concentration qui précède le combat, au travers notamment des échanges de regards des deux combattantes, pour ouvrir ensuite le cadre à un plan « malickien », vers le ciel où virevoltent des oiseaux entourés d’arbres. Le combat, fulgurant, est ensuite lancé pour finir sa course sur un insert du masque au sol brisé en deux.




Ces scènes de combat de The Assassin tendent à se rapprocher de celles que l’on trouve dans le Lancelot du lac de Bresson. Dans la séquence du tournoi, il agence images et sons de telle manière à créer des rythmes, une musique, et donc à produire des sensations. Dans un mouvement d’aller-retour, de va-et-vient sur le terrain, il filme les pieds des chevaux en mouvement, la gestuelle mécanique des chevaliers se mêle aux bruits de leurs armures, aux hennissements des chevaux, à l’acclamation de la foule, au son de la cornemuse. Dans ces séquences, chez Hou Hsiao-hsien comme chez Bresson, il y a ce souci de briser la continuité par la mécanique et la fragmentation.

Partagé ainsi à la fois de plans-séquences et de plans très brefs, furtifs, le montage de Hou agencé en une année est le fruit d’une matière conséquente, on ne peut que le constater quand on voit la variété des paysages qui s’offrent à nos yeux contemplatifs et la précision d’une mise en scène élaborée avec maestria. On peut ainsi être étonné lorsque Hou nous dit que tout démarre et se développe à partir de ce que sont ces acteurs, notamment Shu Qi et Chang Chen, de leurs caractères. L’acuité du regard du cinéaste est telle dans chacun des plans qu’elle semble être donnée de même aux paysages, aux objets, aux textures.

Par cette présence poétique, pénétrante et spirituelle de la nature dans ces plans, le minimalisme des scènes de combat, The Assassin est plus proche d’un film de King Hu comme L’Hirondelle d’or que de films contemporains d’arts martiaux tels que Le Secret des poignards volants de Zhang Yimou, Tigre et dragon d’Ang Lee  ou encore Detective Dee : le mystère de la flamme fantôme de Tsui Hark. Là où dans ces films de Zhang Yimou et Ang Lee, la nature, bien que sacrée semble avoir une fonction utilitaire, les combattants chevauchant et volant entre les arbres, tandis qu’elle occupe une place plus surnaturelle dans ce film flamboyant de Tsui Hark qui se plaît lui à faire interagir les genres, à jouer sur leur transversalité, Hou Hsiao-hsien avec The Assassin, contemplant et l’œil piqué à vif, nous ouvre les portes de l’imaginaire.