Rue de l'Estrapade - Jacques Becker (1952)


On connaît Jacques Becker avec Le Trou ou encore Casque d’or. Rue de l’Estrapade compte parmi ses œuvres les moins connues comme Rendez-vous de juillet. Celles-ci sont pourtant deux grandes réalisations, qui découvertes aujourd’hui, tardivement, n’ont pas vieilli, et semblent au contraire emportées par le souffle d’une grande jeunesse. Dans Rendez-vous de juillet, Becker a capté l’esprit d’une époque, celle de l’après-guerre, à travers la fougue d’une jeunesse qui danse dans les sous-sols de Saint-Germain des Prés sur des airs de jazz ou qui se rêve actrice sur des planches de théâtre. Mais devant chacun de ces personnages se dessine également une incertitude face à l’avenir. Une prise de conscience aura bien lieu : la prise de conscience que l’avenir n’est pas donné, mais que chacun a à faire ses choix pour créer son propre avenir. Quelques années plus tard, Jacques Rozier notamment, avec Adieu Philippine, captera lui aussi finement l’esprit de la jeunesse de son temps, sa fougue, mais aussi ses atermoiements face à un futur à construire.

Françoise et Henri, interprétés par Anne Vernon et Louis Jourdan, vivent dans un appartement parisien très chic avec vue sur la Seine et la tour Eiffel. Au travers de quelques séquences remarquablement mises en scène, tel un chassé-croisé amoureux, Françoise se rend vêtue de sa nouvelle robe sur le lieu de travail de son mari, pilote de course, pour lui faire une surprise. Grâce à l’aide de ses collègues de travail, Henri, qui trompe Françoise, n’est d’abord pas démasqué. Elle apprendra par la suite la triste nouvelle de la bouche de son amie Denise, qui par sa fenêtre découvrira l’infidélité d’Henri. D’un décor à l’autre, soudainement, subtilement, les certitudes des personnages sont renversées. Françoise, désemparée, fait ses valises. Elle décide alors de partir et trouve un petit appartement rue de l’Estrapade, dans le 5ème arrondissement avec vue sur la cour du lycée Henry IV.

Dans le couloir de l’immeuble où elle occupe son nouveau petit appartement rudimentaire, elle fait la rencontre de Robert, incarné par Daniel Gélin, et de son ami, deux sympathiques jeunes hommes qui passent leur temps à chanter et à jouer de la guitare. Cet appartement est le lieu pour le cinéaste où se déroule tout le noyau central de son intrigue : c’est l’univers antibourgeois dans lequel Françoise va traverser son angoisse d’être abandonnée et, simultanément, le microcosme bohème qui va lui rendre la vie… pour un temps. En effet, ce que Jacques Becker met finement en scène, c’est l’opposition entre deux mondes : il plonge d’une part dans le monde bourgeois, passéiste, corseté avec un bel indice de son usure dès la première séquence du film : le couple qui dine et qui se chamaille parce que l’épouse se permet de picorer dans l’assiette de son mari. Et puis à côté de cela, un tout autre monde, moderne qui pointe, sous l’aspect de la bohème, un monde insouciant et plus léger, avec notamment cette référence à Brassens.


Françoise et Robert vont faire connaissance d’une porte à l’autre de l’appartement, de la cuisine à la chambre. Lui est assez intrusif, elle, finit peu à peu par tomber sous son charme. Elle entend la musique que les deux jeunes hommes jouent dans la chambre d’à côté. Elle qui, désoeuvrée auparavant, se laissait emporter par de la musique triste, revit à l’écoute de leur interprétation d’un morceau de Brassens. Les situations, souvent cocasses et inattendues, teintées de malice, se succèdent. On peut citer cette séquence plutôt truculente et vaudevillesque : Robert enferme Françoise, il tombe dans son propre piège et réveille les voisins. Henri, le mari infidèle arrive ensuite dans la cage d’escalier, bouquet de fleurs en main, pour tenter de reconquérir sa femme. Ces séquences rue de l’Estrapade, dans le couloir de l´étage supérieur, font la part belle à des sons en tous genres : la résonance des pas, les élèves, depuis la fenêtre, qui jouent dans la cour du lycée Henry IV, les plaintes des voisins, le brisement de la vaisselle, le tourne-disque qui résonne. Tout un inventaire sonore d’une précision et d’une richesse documentaire.


Dans Rue de l’Estrapade, le cinéaste parvient ainsi avec rigueur et intelligence à utiliser les quelques décors dans lesquels se meuvent les personnages. Le scénario et les dialogues d’Annette Wademant, d’une situation à l’autre, sont eux aussi très travaillés. Prenons l’exemple de cette séquence très énigmatique dans le film : Robert se présente chez l’amie de Françoise, comme un jeune premier, bouquet en mains, alors qu’il y a peu, il l’a jetée dehors de chez lui. Veut-il la conquérir, croyant Françoise perdue ? Ou il s’agit d’autre chose, de bien plus obscur et intéressant : il espère la séduire et la conquérir pour renvoyer à Françoise l’ascenseur et, peut-être, la faire souffrir à son tour. Tout ça est bien banal. Ce qui l’est par contre beaucoup moins, c’est que, justement, on ne connaitra pas les vrais motifs d’Henri : modernité d’un cinéma, qui esquisse, par une situation inattendue, de possibles péripéties qui pourtant n’auront pas le temps de se produire. 

En creux, ce sont donc aussi les différences sociales qui apparaissent. Françoise appartient à une autre classe, vit dans un autre monde que celui de Robert. Ce dernier, anarchiste-artiste, incarne une liberté d’être qu’Henri ne connait pas, mais il ressort aussi de lui une certaine froideur, de l’égocentrisme. Il semble indécis, ne veut pas entendre parler de l’histoire de Françoise, n’aime pas le flirt là où Henri, dragueur, use de ses charmes sans vergogne. Le personnage de Françoise est lui très beau. Au creux de son visage souriant qui répond à celui de Robert semble se lire celui de Michèle Morgan dans Le Quai des brumes de Marcel Carné : se mêlent en elle le refus de se laisser séduire et cette impossibilité de résister aux audaces masculines. Elle apparait ingénue, et ne ment pas. Bref, c’est la seule qui vraiment nous séduit par son authenticité.


On peut certainement aussi prétendre, à travers le personnage de Françoise, que le film traite d’une évolution du féminisme, tout en nuances, et paradoxes. Une jeune femme, Françoise, tellement classique dans son couple et, en même temps (c’est le nœud de l’intrigue), qui fait ses valises comme une adolescente qui quitte le nid (voir, en parallèle Daniel Gélin, dans Rendez-vous de juillet, qui claque la porte de l’appartement familial et veut devenir, contre l’avis du père, ethnologue… et y parviendra !). C’est donc bien l’histoire de la genèse d’une émancipation féminine. Même si le dénouement final, si surprenant quand il apparait, peut poser question.

Il est fort possible que ce grand film peu connu de Becker ait influencé Philippe Garrel dans son étude des comportements amoureux à l’écran. On pense notamment à son film L’Ombre des femmes, bien plus dur et à fleur de peau que ne l’est Rue de l’Estrapade, plus léger et bien plus théâtral. Chez Garrel, les personnages, certains infidèles, en prise avec des sentiments amoureux contrariés, vacillent. Mais plus encore, c’est la capacité des deux cinéastes à mettre en scène les paradoxes de leurs personnages et les sinuosités de leurs tribulations amoureuses dans très peu de décors qui ne peut que convaincre le spectateur du drame existentiel qui sourd en eux. Et ce selon une épure et avec une précision remarquables.