Dans Manhattan, Isaac Davis (Woody Allen
lui-même), la quarantaine, écrit des sketches pour la télévision. Son rêve
malmené est d’écrire un livre sur New York. Isaac entretient une relation sans
trop y croire avec Tracy, 17 ans (Mariel Hemingway). Son meilleur ami, Yale (Michael
Murphy), professeur, bien que marié à Emily (Anne Byrne), entretient quant à lui une
liaison extraconjugale avec Mary Wilkes
(Diane Keaton), une journaliste formée à Harvard. Cette liaison est chancelante : Yale se sent coupable de
délaisser Emily, tandis que Mary supporte difficilement la solitude et le
caractère instable de la relation. Si bien qu’après quelques mois, Yale et Mary
décident de rompre. C’est alors qu’Isaac, encouragé par Yale, commence à sortir
avec Mary.
Rétrospectivement, Manhattan ramasse des motifs récurrents
dans l’œuvre de son auteur, à commencer par le personnage d’Isaac Davis,
intellectuel névrosé, incertain en amour, obsédé par la mort, insupportable, c'est-à-dire,
à peu de choses près, Alvy Singer dans Annie
Hall (1977). Le flot inextinguible et fat de références intellectuelles est
lui aussi à l’avenant d’un certain nombre de réalisations passées et futures. La
musique, comme un aparté, est un clin d’œil de Woody Allen au spectateur
averti : les compositions de Gershwin – Love is here to stay, Someone
to watch over me, parmi tant d’autres –, quoiqu’en version instrumentale,
n’en épousent pas moins l’action, qu’elles soulignent subtilement ; même
si le choix des morceaux ne brille pas par son originalité, leur utilisation
renforce l’implication du spectateur.
Sur le plan de la mise en scène et du
montage, plusieurs éléments méritent d’être épinglés.
Prenons tout d’abord la manière dont les acteurs sont filmés en plan rapproché, incrustés dans ce grand tout qu’est la ville de New York et ses
alentours, comme la scène du début du film, chez Elaine’s, un bar ou, plus
tard, le vernissage de l’exposition au Guggenheim Museum. Dans chacun de ces
plans, Woody Allen filme les personnages dans un lieu de New York. Ce faisant,
il saisit l’atmosphère plurielle de la mégapole ou, plus précisément,
l’ambiance de chacun des endroits fréquentés par une certaine intelligentsia
new-yorkaise (celle que Woody Allen prend pour objet d’étude à longueur de
films – autre motif récurrent).
Mary Wilkes |
Certains plans, en intérieur, sont ensuite
l’occasion pour Woody Allen de jouer avec les lignes et la géométrie. Après sa
rupture d’avec Yale, Mary cherche du réconfort auprès d’Isaac, et le rejoint
dans son appartement. La discussion qui a lieu alors entre Mary et Isaac fait
l’objet d’un plan fixe. Tandis qu’en contrechamp, Mary, dans le salon, parle,
on voit dans le champ le couloir principal de l’appartement, sur lequel donnent
plusieurs pièces. Tandis qu’il répond à Mary, on observe Isaac s’engouffrer
dans l’une de ces pièces, revenir, entrer dans une autre pièce, et ainsi de
suite – sans jamais cesser de parler. La mise en scène par Woody Allen de
l’espace de l’appartement peut, à un certain égard, faire penser à la géométrie
de nombreux plans d’Ozu, comme par exemple dans Bonjour (1959). Mais Woody Allen innove en introduisant dans le
plan un élément fondamental, un facteur de rupture, qui contraste avec
l’intangibilité des lignes géométriques : la nervosité d’Isaac, qui se
traduit à l’écran par une mobilité effrénée. Plus loin dans le film, on pourra
observer une très intéressante utilisation par Woody Allen de la disposition
des pièces de l’appartement d’Isaac : le mur, occupant la moitié de
l’écran, représente symboliquement la distance qui sépare Mary d’Isaac.
Isaac Davis |
Dans la plus célèbre séquence du
film, l’on peut voir Mary et Isaac qui devisent, à l’aube, sur un banc en
contrebas du pont de Brooklyn. Woody Allen, jouant alors sur la profondeur de
l’image, expose le véritable sujet du film, à savoir, derrière l’idylle de Mary
et d’Isaac, le poème symphonique qu’il dédie à New York. Dès le début du film,
la mesure est donnée : des images de la ville se succèdent, au son de Rhapsody in Blue de Gershwin, des
immeubles, un stade, des rues, un feu d’artifices, à tel point que Manhattan devient
un véritable personnage.
Plus loin, la scène à mon sens la
plus belle du film rend parfaitement compte de cette originalité : Emily
et Yale, de retour d’un week-end à la campagne, regagnent New York. La nuit est
en train de tomber. On voit leur automobile quitter l’autoroute et, lentement,
emprunter la bretelle de sortie, le long de l’eau. Malgré le fait que les
personnages sont éloignés et apparaissent à peine à l’écran, on les entend néanmoins
très distinctement discuter : Yale invente des histoires pour pouvoir
rejoindre son amante, Mary. Ici, Woody Allen a ménagé un effet particulier, une
sorte de décalage entre l’image (éloignée) et le son (rapproché). Par cet artifice,
le réalisateur parvient à donner l’impression que New York prend vie et que la
discussion, malgré les voix reconnaissables d’Emily et de Yale, provient d’un
dialogue entre l’automobile, les buildings, la route, la ville, le fleuve.