Aujourd’hui
du réalisateur français-sénégalais Alain Gomis est un film à la beauté crépusculaire
et déroutante, un voyage initiatique emprunt de vitalité où le tragique et la
gravité côtoient la joie et l’émerveillement, le tout semé d’images
contemplatives dont la pureté fait jaillir des sensations. Le récit fictionnel ici
se développe et s’étoffe en se confrontant avec le réel, avec les bruits de la
ville, le mouvement des êtres, dans la singularité du moment présent.
Comme
le veut la tradition, et en écho au carton qui ouvre le film (« Par ici, il arrive que la mort prévienne de
sa venue ») Satché, un jeune
homme et père de famille a été choisi : aujourd’hui, il doit mourir. Le
film s’attache à montrer la dernière journée de cet homme en proie à son
destin, telle un chemin de croix, d’un quartier à l’autre de Dakar, au gré de
ses échanges, rencontres et retrouvailles avec ses amis, sa famille.
Dès
le départ marqué d’une dimension tragique, le film, comme en contrepoint, prend
pourtant très vite une autre tournure à l’atmosphère festive, dans une séquence
mémorable, presque surréaliste, comme on n’en a rarement vu au cinéma : Satché sort de la maison où sa mort vient d’être annoncée, et une foule de
personnes qui lui sont familières se pressent à sa rencontre, l’acclament,
chantent, lui offrent des cadeaux tandis qu’ils défilent tous ensemble dans la
rue. L’annonce de la mort prend à cet instant un tout autre visage. Satché
continuera ensuite son ultime parcours, partagé entre le sentiment d’euphorie
du moment présent et accablé par sa mort prochaine.
Comme
précisé d’entrée de jeu, une des richesses du film réside dans la rencontre qui
est faite entre la fiction et une approche documentaire, sous forme de portrait
urbain. Satché, incarné par le poète et musicien Saul Williams, est dans
plusieurs séquences entouré par la foule bouillonnante et bruyante dans les
rues de Dakar. Il est filmé tantôt en gros plan tantôt en plan rapproché. Et au creux de son visage à la
fois impassible et signifiant, les yeux grands ouverts sur le monde, on peut
lire la détresse qui le submerge mais aussi et surtout la profonde attention
qu’il semble donner à ce monde qui l’entoure : il est un être à l’affût, qui
semble happé par la vision de chaque chose, de chaque être mouvant ou dansant,
par l’écoute de chaque bruit.
Une
séquence emblématique du film Oslo, 31
août de Joachim Trier ainsi qu’une autre de Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard peuvent
être mises en relation avec celles où Satché est aux aguets. Ces deux séquences
montrent toutes deux un être isolé assis à la table d’un café. Chez Trier, le
personnage, regardant et écoutant, enregistre successivement l’ensemble des
conversations qui jaillissent autour de lui. Chez Godard, au travers d’un
montage d’images plus composite et hétérogène, accompagné en voix off par un
texte de Nietzsche, le personnage croise le regard de sa voisine sur la table d’à
côté plus d’une fois, tandis que la caméra continue ensuite « sa route »
en très gros plans sur une tasse de café, le liquide tournoyant à l’intérieur.
Olso, 31 août - Joachim Trier (2011) |
Trier
et Godard, dans ces deux séquences à la mise en scène bien différente, qui
expriment ici davantage par le texte que par les images, filment ainsi aussi
des personnages qui sont à l’affût du monde qui les entoure. Et cette phrase
tirée de la voix off de la séquence du film de Godard de résonner aussi bien
dans le film de Gomis que celui de Trier : « Il faut que j’écoute, il faut que je regarde autour de moi plus que
jamais, le monde, mon semblable, mon frère. »
Deux ou trois choses que je sais d'elle - Jean-Luc Godard (1967) |
Dans
Aujourd’hui, une série d’images du
quotidien prises à la dérobée nous sont ainsi montrées au travers du regard de
Satché : des enfants qui dansent, un couple qui marche dans la rue et dont
le regard de la femme, piqué au vif par la caméra, étincelant, répond à celui
de Satché, une foule qui manifeste, des gens qui se querellent, du mouvement,
du rythme, des images colorées pleines de vie.
Ces
images rythmées, vues à travers le prisme du regard de Satché, sont traversées
également par un autre souffle qui vient amplifier encore davantage leurs
présences, leurs couleurs et leurs forces de contemplation : en effet,
elles sont celles que Satché voit pour la dernière fois, partagées avec nous
dans le surgissement du moment présent.
Gomis,
lors de la traversée initiatique et lumineuse de son personnage dans les rues
de Dakar, s’attarde également sur l’expression des corps, filmés souvent en
gros plans : en ouverture du film, gros plan sur l’œil de Satché qui s’ouvre
le matin puis qui dans une dernière image, frémissant, se referme. Gros plans
sur des pieds dansant, des mains, sur tout le corps de Satché étendu sur le sol,
balayé de lumière et caressé par les mains du grand homme philosophe, qui le
lave de ses impuretés dans une des plus belles séquences du film.
Dans
la dernière partie du voyage, lorsque Satché est au côté de sa femme et de ses
enfants, les corps sont filmés davantage dans la durée, un ralenti « accompagnant »
l’expression visuelle d’une gestuelle comme pour mieux ralentir le temps qui
passe, dilater le présent avant son évanouissement de l’autre côté du monde.
Ainsi, dans l’ultime plan, l’œil de Satché tressaillit avant de s’éteindre à
jamais, car en effet, seul compte la force de la vision du moment présent, et
son balbutiement.
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