François (Philippe Marlaud), étudiant en droit, travaille la
nuit dans un centre de tri postal à Paris, pour payer ses études. A l’aube, alors
qu’il s’apprête à glisser un mot sous la porte de sa petite amie, Anne (Marie
Rivière), il surprend celle-ci avec son ancien amant, Christian (Mathieu
Carrière), un aviateur. Intrigué et jaloux, François demande quelques heures
plus tard des explications à Anne, en vain. Réapparaissant après trois mois
d’absence, Christian est en réalité venu lui annoncer qu’il mettait un terme à
leur liaison pour retrouver sa femme, enceinte de leur enfant. Elle est
effondrée. En début d’après-midi, François aperçoit son rival à la terrasse
d’un café, gare de l’Est, accompagné d’une jeune femme blonde (Haydée Caillot).
François les prend en filature et les suit jusqu’au parc des Buttes-Chaumont.
Là, il fait connaissance avec Lucie (Anne-Laure Meury), une jeune lycéenne qui
s’amuse et se distrait à l’aider.
Après avoir achevé le cycle des Contes moraux et adapté au cinéma Chrétien de Troyes et Kleist,
Eric Rohmer inaugure en 1980 une nouvelle série avec La femme de l’aviateur, série qu’il nomme Comédies et proverbes. Sans abandonner les principaux motifs qui
caractérisaient jusqu’alors son cinéma, Eric Rohmer décale sa caméra et change
de perspective. Christian, l’aviateur pris en filature par François, aurait
fait un parfait héros des Contes moraux.
C’est pourtant sur François et sur Anne que le cinéaste décide de se pencher,
en abandonnant du même coup la voix off du narrateur, omniprésente dans la
plupart des Contes : deux être
irrésolus, en plein doute, et qui parlent beaucoup.
A dire vrai, La femme
de l’aviateur doit une grande partie de son charme au personnage de Lucie.
La séquence de sa rencontre avec François est particulièrement intéressante. François
monte dans un bus, à la suite de l’aviateur et de la mystérieuse dame qui
l’accompagne. La jeune fille qui est assise en face de François, Lucie, lui
lance des regards à la dérobée. La leçon d’allemand qu’elle doit apprendre
l’ennuie ; elle est en quête de romanesque. A l’inverse, François est
empêtré malgré lui dans une histoire qui le dépasse. La journée qu’il vit est
digne d’un roman d’espionnage, mais le costume de détective est trop grand pour
lui : son regard glisse d’un point à un autre, sans s’arrêter sur aucun.
Lorsque les regards des deux jeunes gens se croisent, deux vies étrangères se
télescopent. C’est la rencontre de Lucie, qui redoublera d’ingéniosité pour
voler un portrait de l’aviateur et de sa mystérieuse compagne, ou pour deviner
l’identité de cette dernière, qui sauve la filature du terne François. Curieuse,
elle dit à François qui, au début, cherche à esquiver ses questions : «
Ah, pardon. Ce que vous regardez me regarde ». La suite de la filature,
dans le parc des Buttes-Chaumont, est d’une fraîcheur et d’un naturel fous.
Lucie |
Le film se décline en deux temps. Le premier est celui de la
découverte par François du retour de l’aviateur, et la filature qui s’ensuit. Fort
d’un dispositif de tournage extrêmement léger, Eric Rohmer arpente Paris avec
une équipe de techniciens réduite. Une vingtaine d’années après les débuts de
la Nouvelle Vague et notamment Le Signe
du Lion (1959), le cinéaste redescend dans la rue, et balade le spectateur
de la gare de l’Est au parc des Buttes-Chaumont, au gré de la filature de
François. Celui-ci se fait détective privé. Se défiant du sommeil qui le
surprend pourtant plus d’une fois tout au long de l’histoire, François veut découvrir
ce que signifie le retour soudain de l’aviateur. Le titre du film met en
évidence le mystère qui est au centre des préoccupations de François. Que fait Christian
à Paris ? Qui est la dame qui l’accompagne ? Ce que les protagonistes
voient est susceptible de plusieurs interprétations. La réalité n’est pas
donnée à celui qui y est confronté, elle ne se livre pas. François et Lucie échafaudent
des hypothèses à partir des indices dont ils disposent pour tenter de percer le
mystère, à la manière de Sherlock Holmes. La
femme de l’aviateur préfigure en quelque sorte Triple agent (2004), l’avant-dernier film de Rohmer qui sera, lui,
un véritable film d’espionnage. Néanmoins, le cinéaste sait se jouer des
genres. Alors que La femme de l’aviateur
est le récit d’un jeune homme sans histoires que l’on voit agir et se comporter
comme un espion, Triple agent ne mise
paradoxalement guère sur l’action : c’est surtout la parole du personnage
principal, Fiodor, et, par là, la dialectique entre la vérité et le mensonge,
qui seront questionnées par Rohmer.
"Ce que vous regardez me regarde" |
La seconde partie contraste avec la première. D’une filature
qui prenait Paris pour cadre, on passe à un huis clos dans la petite chambre
d’Anne, sous les combles, où François fait irruption pour obtenir coûte que
coûte des explications. Le spectateur est dans une position rêvée : il
s’amuse de ce que savent ou ne savent pas les différents protagonistes, de leur
aveuglement ou de leur naïveté. Dans les Contes
moraux, les héros s’érigeaient déjà en maîtres d’un monde à leur mesure. On
retrouve ici, dans ce premier épisode des Comédies
et proverbes, l’aveuglement dont les protagonistes semblent
irrémédiablement souffrir, et qui les conduisent à ne considérer les choses que
selon leur propre point de vue. « Mets-toi à ma place », répètent les
personnages de Rohmer. Ils en sont eux-mêmes bien incapables.
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