Mon amie Victoria, dernier film de Jean Paul Civeyrac, adaptation d’un roman de Doris Lessing, est une œuvre à la mise en scène sobre et limpide, truffée d’ellipses mais qui pourtant se déploie tout en délicatesse et fluidité. Film portrait de la vie d’un personnage au parcours tragique aux prises avec une société qui baigne dans le non-dit et qui désunit plus qu’elle ne rassemble, Mon amie Victoria se donne à voir et à sentir tout du long à la fois dans une forme de proximité et de distance vis-à-vis du spectateur.
Victoria, jeune fille noire issue d’un milieu modeste vit chez sa tante, malade. Un jour après l’école, parce que sa tante ne peut la garder, elle est conviée à dormir dans l’appartement de Thomas et Edouard, issus tous deux d’une famille bourgeoise. Victoria n’oubliera jamais la soirée et la nuit passées dans ce petit appartement cossu, mais si spacieux dans son souvenir, où elle fit la rencontre d’Edouard. Les années passent, Victoria vit désormais chez Fanny et sa mère, Fanny qui n’est autre que la narratrice de son histoire.
Victoria arrête
les études, enchaîne les petits boulots, et finit par retomber sur Thomas. Ils
forment tous deux un couple dont la relation peu passionnée sera éphémère mais
qui aboutira à la naissance de Marie. Décidée à ne pas annoncer la nouvelle à
Thomas, ce n’est que plusieurs années plus tard que Victoria lui révèlera l’existence
de Marie. Se noue rapidement un lien fort entre la petite Marie et la famille
de Thomas, laissant Victoria quelque peu en retrait, jusqu’à la prise de décision
concernant la scolarité de sa fille.
Mon amie Victoria s’inscrit d’une certaine manière dans la
continuité de films précédents du cinéaste, tels que Le doux amour des hommes ou plus récemment Des filles en noir par la veine tragique et romantique qui traverse
ces différents récits filmés. Des filles
en noir narre l’histoire de deux jeunes filles qui ont le mal de vivre.
Dans une séquence emblématique du film, mettant en avant l’idée de romantisme
du suicide, elles déclament en classe un extrait de littérature d’Heinrich von
Kleist auquel succède l’écoute d’un morceau de Robert Schuman. La littérature
agira ici comme objet d’une révélation et d’une prédestination pour les deux
étudiantes: l’une passera à l’acte, l’autre remontera la pente.
Des filles en noir (2010) |
Tragique,
l’histoire de Victoria l’est assurément, mais le tout est révélé et mis en scène
sans basculements dramatiques forcés, surenchère émotionnelle ou recherche
d’une forme de compassion vis-à-vis du personnage. Le film tire ainsi sa force
d’un équilibre étrange, qui n’est pas sans être quelque peu décalé et fragile,
entre ce qui est dit, l’énonciation, notamment au travers de la voix off de
Fanny qui nous conte l’histoire de Victoria, et la manière dont cela est
montré, mis en scène. Les différentes étapes de la vie de Victoria, fragments
de vie souvent douloureux, nous sont ainsi livrés dans une forme conjointe de
proximité et de distanciation.
Ce sentiment de
proximité ressenti avec le personnage de Victoria et son histoire, est d’emblée
présent et suscité dans la séquence inaugurale du film, qui s’ouvre par un plan
d’arbre filmé verticalement de bas en haut en panoramique, arbre exposé à la
lumière vive du soleil autour duquel jouent des enfants et dont les multiples
racines, telle une métaphore signifiante de l’écoulement des étapes de la vie,
épousera à merveille la trajectoire sinueuse et accidentée de la vie de
Victoria. Le film démarre alors, Victoria et Fanny, silencieuses, sont toutes
deux sur un banc à côté duquel le fameux arbre révélateur doit s´élever. La
voix de Fanny en off, à la couleur chaude, qui semble familière, commence alors
à narrer le récit de l’histoire de Victoria. Elle ne nous lâchera pas avant les
dernières images, participant ainsi à créer la structure elliptique du récit, à
créer un sentiment de proximité du spectateur avec Victoria, tout en laissant
cette dernière, dans un même élan, plus silencieuse à l’image, mais non moins
présente.
Cette proximité
créée par la voix off de Fanny est en effet contrebalancée par le jeu quelque
peu distancié de l’actrice non-professionnelle Guslagie Malanda qui incarne le
personnage de Victoria. Cette retenue, cet effacement dans le jeu de l’actrice,
qui tendent à s’apparenter à la transparence et au dépouillement des modèles
bressonniens, s’expliquent par la passivité de son personnage qui, résigné, subit
davantage qu’il ne se bat pour changer
le cours des évènements. D’autre part et dans un même mouvement, l´énigmatique
et mutique Victoria, pleine d’humilité, gagne en force et en humanité : si
elle est résignée et plutôt amorphe, il n’empêche qu’elle continue à avancer
tant bien que mal, elle ne se laisse pas aller, et donc elle lutte tout de
même. Ainsi, son visage aux traits affirmés, sa silhouette calme et posée, s’expriment
dès lors davantage par une expression contenue, qui n’est jamais dans l’accentuation
psychologique. Elle ne force ainsi pas le trait. Et le cinéaste de souligner que
son actrice, de son absence à l`écran, gagne en présence.
Sur le plan de
l’interprétation, le jeu des autres acteurs tend aussi à l’effacement, à être
dans une forme de retenue naturelle, qui lors des premières séquences du film
peut toutefois laisser de temps à autre sceptique. Adrien Michaux et Alexis
Loret, acteurs dans plusieurs films de Eugène Green, délaissent ici la
musicalité de leurs voix pour une énonciation plus naturelle et moins stylisée.
Pascal Gregory, grand-père excentrique et fusionnel avec sa petite-fille, vampirique
l’on pourrait dire, donne lui à son jeu et à son personnage toute son
exubérance.
Car en effet, la
dernière partie du film, celle où Victoria apprend à Thomas et à sa famille
l’existence de Marie, les fréquente, s’avère centrale et déterminante dans la
trajectoire jalonnée d’embûches de notre amie Victoria. Entre la famille de
Thomas et elle se créée, malgré les uns et les autres, une relation qui joue
sur un rapport quelque peu pervers de supériorité, une supériorité sociale
assurément à laquelle se lie une forme de condescendance refoulée à l’égard de
Victoria, qui la met dans le rôle de la pauvre mère sans travail fixe qu’il
faut aider. Mais Civeyrac prend soin dans son analyse sociétale de l’intime
d’éviter toute dichotomie moralisatrice au moyen d’un texte dont les mots sont
pesés et où pointent ici et là quelques ambiguïtés. Les personnages ne sont pas
bons ou mauvais, ils ne portent pas un masque, ils semblent mêlés de sentiments
contrariés à l’égard de Victoria et sa situation.
La petite Marie,
cadenassée d’une certaine manière entre sa mère et cette famille bourgeoise
fait l’objet davantage encore de la part de la famille de Thomas d’actes et
d’actions déplorables. Véritablement, plus qu’un autre membre de la famille, le
personnage de Pascal Greggory s’accapare Marie, se l’approprie jusqu’à prendre
des décisions à son sujet sans vraiment donner le dernier mot à Victoria. Mais peut-on blâmer
un grand-père d’investir un lieu que les parents de l’enfant refusent
d’occuper, de prendre des responsabilités que ceux-ci n'assument pas? Une séquence est emblématique de cette fêlure
familiale : lorsque Victoria, Marie et son grand-père empruntent le
sentier jusqu’à la maison de campagne familiale, Marie et son grand-père devancent
Victoria, main dans la main, tandis que cette dernière, qui vient de retrouver sa
fille, est seule.
L’annonce de
l’existence de Marie à Thomas et sa famille a donc plus déséquilibré la petite
famille de Victoria avec sa fille et son fils Charlie qu’elle ne la renforcée
et soudée. On est à même ainsi de se demander qu’en sera t-il du lien à
l’avenir entre ces trois êtres que la vie par hasard a réuni. Le film bientôt
se refermant, nous ne le saurons pas.
Au moyen d’une
mise en scène sobre et délicate, habilement construite et mesurée, avec ces
ellipses qui viennent dilater le temps sur une trentaine d’années, le film
permet également le surgissement de quelques échappées drolatiques et cocasses
ou de pures séquences de contemplation comme lorsque Victoria en présence de
son mari en pleine nature, laisse la lumière du soleil progressivement baigner
son visage tout en affirmant sa présence au monde et l’amour qu’elle ressent
pour son mari. Mais que signifie réellement cette séquence ? Victoria, lors
de ce moment introspectif, de félicité radieuse, ne se voile t-elle pas la
face, aveuglée qu’elle est par ce flot de lumière ?
Comme en écho et
contrepoint au plan initial de l’arbre baigné de lumière, le film se referme
sur une vitre balayée par la pluie derrière laquelle Victoria et son fils
attendent le bus. Les différents évènements et soubresauts qui ont jalonné la
vie de Victoria jusqu’ici auraient pu se passer autrement, il n’empêche qu’elle
continue à garder la tête haute et reste debout, jusque dans son profond
sommeil.
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