The Assassin, dernière œuvre splendide et contemplative du grand cinéaste taïwanais Hou Hsiao-hsien, est un film à la beauté plastique admirable, qui vient charrier nos sens au moyen d’une mise en scène raffinée, habitée à la fois d’une infinie délicatesse et sophistication et qui tire parti de tous les éléments inscrits dans le cadre des images, qu’ils s’agissent aussi bien des éléments naturels que matériels qui les ornent.
Si The Assassin, avec ses qualités cinématographiques indéniables
marque le retour de Hou Hsiao-hsien, il est quelque chose d’autre qui vient
également décupler le plaisir de retrouver son cinéma si personnel et
fascinant. C’est qu’avec ce dernier
film, le réalisateur s’est attaché à créer un film de wu xia pian, de sabre et
« chevalier errant » avec ce souci de revenir aux fondements du genre
d’arts martiaux chinois, repartant de ces codes élémentaires, et dans une
certaine mesure, des traditions culturelles, picturales, philosophiques et
littéraires de l’histoire chinoise qui l’entoure.
Coup d’essai, coup de
maître pour HHH qui, tout au long de son œuvre, a plutôt réalisé des films par
périodes, à partir de thématiques clés : l’enfance et le passage à l’âge
adulte, au travers de films tels que Les
Garçons de Fengkuei, Un temps pour vivre,
un temps pour mourir. Les bouleversements historiques, politiques et
sociaux qui ont jalonné l’histoire de Taïwan dans La cité des douleurs notamment ;
ou bien dans le courant des années nonante et deux milles, où Hou ne cessant
d’affiner la richesse formelle de ces films, a tantôt quelque peu délocalisé
son cinéma tant au niveau spatial que temporel, avec Les Fleurs de Shanghai, Café
lumière ou Le voyage du ballon rouge,
tantôt réalisé des films sur une jeunesse taïwanaise contemporaine entre
errance et vertige, Goodbye South, Goodbye,
Millennium Mambo, ou enfin au cœur du troisième volet du somptueux Three times, « le temps de la
jeunesse ».
The Assassin prend place sous la dynastie Tang en Chine, au IXème
siècle. Nie Yinniang, énigmatique et mutique, jeune guerrière issue de l’ordre
des assassins, incarnée tout en justesse par Shu Qi, retourne dans sa famille,
après plusieurs années d’exil où elle reçu l’éducation au combat d’une nonne. Sa
mission est de tuer Tian Ji’an, le gouverneur de la province de Weibo, une
province en rébellion, contre l’empereur. Or Tian Ji’an n’est autre que le
cousin de Nie Yinniang, avec qui, dans le temps, elle fût fiancée ; mais le
mariage arrangé n’eut pas lieu. Nie Yinniang devra ainsi faire le choix d’assassiner
Tian Ji’an ou de ne pas accomplir sa mission.
Si le synopsis du film dans
les grandes lignes est assez simple, au cours du défilement du récit, Hou tendra
à complexifier et étoffer la trame principale. Certains personnages peu identifiables
d’une séquence à l’autre viennent brouiller quelque peu l’intrigue, comme la
mettre en suspens. Mais c’est également l’ensemble du montage, enrichi d’une matière
filmique conséquente et mise en forme avec une grande précision, qui viendra
contrecarrer l’apparente continuité du film.
The Assassin s’ouvre par un prologue de trois séquences en noir
et blanc. Nie Yinniang, la femme qui
regarde et écoute (pour reprendre le titre original du film), assassine successivement
une de ces proies, esquive de dos une attaque et enfin, agenouillée, apprend sa
mission de la bouche de la nonne. Illustre combattante, parviendra-t-elle à
dépasser ses sentiments ? Le plan qui suit celui, fulgurant, de la mort
donnée par Nie Yinniang est un plan de nature où le soleil vient irradier et
transpercer une branche d’arbre. La nature, élément vivant indispensable au
récit, au même titre qu’un personnage, fait ainsi son entrée lumineuse. C’est
qu’aux origines de la pensée philosophique chinoise, dénuée d’une vision
anthropomorphique des choses, la nature occupe une place centrale, d’ordre
spirituelle.
Dans les scènes
d’intérieur filmées en plan-séquence, Hou capte de main de maître la luxuriance
et le scintillement des textures et objets de ces palais de province et temples
chinois. Il veille à leur donner autant d’importance à l’image qu’à ces
personnages. Ces derniers n’occupent pas nécessairement le centre du cadre de
l’image, la caméra ne les accompagne pas, mais les suit discrètement, distraitement.
Ce qui se trouve ainsi aux abords du cadre de l’image ou à l’arrière-plan
occupe une présence toute aussi centrale. D’où la nécessité pour Hou de filmer
en plan-séquence ces images « cristallisantes » d’où chatoient des
tons colorés en pagaille ou une source lumineuse plus altérée et diffuse, afin
de rendre aux objets et aux étoffes, éléments matériels ou naturels leur aura,
leur essence. Hou, pour cela, fait confiance à l’imagination du spectateur.
Ce travail raffiné de
l’image trouve son point culminant dans la séquence, magique et à la mise en
scène d’orfèvre, où Nie Yinniang à l’affût regarde et écoute derrière un voile Tian
Ji’an et sa femme. Délicatement, le voile à l’image tangue de-ci de-là venant
altérer notre vision et celle de Nie Yinniang, faisant varier la netteté et la
projection de lumière qui tire sa source d’une bougie. Plus que de nous mettre
à la place du personnage de Nie Yinniang, Hou interroge véritablement le
rapport au visible. Un des plans qui suit nous montrera progressivement, par
l’ondulation du voile et son mouvement, le corps tout entier de Nie Yinniang, révélant
ainsi sa présence. Ici le temps semble s’arrêter, se suspendre tandis que le
tissu se fait objet de révélation.
Dans les plans en extérieur
de paysages filmés en plan large, Hou prend à nouveau le soin de laisser
s’exprimer les éléments naturels : de la brume qui s’infiltre en deux
récifs, de la lumière qui jaillit du feu et des bougies, une image d’un lac dans
l’obscurité où à l’arrière-plan, d’un îlot s’élèvent des arbres tandis qu’à droite
dans le cadre, un essaim de nuages tournoie. Mais aussi cette séquence qui
touche à l’onirisme où Nie Yinniang rejoint la religieuse au sommet d’une
montagne et où les nuages viennent remplir progressivement l’ensemble du cadre
de l’image. La nature dans laquelle se fondent les personnages, accueillant et
épousant la forme de leurs costumes soignés, n’a donc pas seulement une
fonction poétique mais agissante, de l’ordre du sacré.
Hou, qui dans les séquences
d’intérieur et de paysages laissait dans la durée du plan-séquence
« bourgeonner » l’essence même des éléments développe dans les scènes
de combat, à l’inverse, une mise en scène du surgissement soudain, au découpage
abrupte, en produisant davantage des sensations par à-coups. Et il vient là briser
la continuité, le développement habituel de ce type de séquences que l’on peut
trouver dans la plupart des autres films d’arts martiaux. Il montre
l’expression du geste au cœur du mouvement, l’inclinaison du corps sous le
poids des lames et du sabre plutôt que sa chute fatale, l’implosion et le
sursaut des personnages plutôt que leurs enchaînements physiques, accompagnés
de la stridence du bruit des armes qui se cognent.
Lors de cette magnifique
scène de combat dans une forêt de bouleau où Nie Yinniang est face à un
personnage masqué, Hou laisse s’exprimer dans la durée la phase d’attention et
de concentration qui précède le combat, au travers notamment des échanges de
regards des deux combattantes, pour ouvrir ensuite le cadre à un plan
« malickien », vers le ciel où virevoltent des oiseaux entourés
d’arbres. Le combat, fulgurant, est ensuite lancé pour finir sa course sur un
insert du masque au sol brisé en deux.
Ces scènes de combat de The Assassin tendent à se rapprocher de
celles que l’on trouve dans le Lancelot
du lac de Bresson. Dans la séquence du tournoi, il agence images et sons de
telle manière à créer des rythmes, une musique, et donc à produire des
sensations. Dans un mouvement d’aller-retour, de va-et-vient sur le terrain, il
filme les pieds des chevaux en mouvement, la gestuelle mécanique des chevaliers
se mêle aux bruits de leurs armures, aux hennissements des chevaux, à
l’acclamation de la foule, au son de la cornemuse. Dans ces séquences, chez Hou
Hsiao-hsien comme chez Bresson, il y a ce souci de briser la continuité par la
mécanique et la fragmentation.
Partagé ainsi à la fois
de plans-séquences et de plans très brefs, furtifs, le montage de Hou agencé en
une année est le fruit d’une matière conséquente, on ne peut que le constater
quand on voit la variété des paysages qui s’offrent à nos yeux contemplatifs et
la précision d’une mise en scène élaborée avec maestria. On peut ainsi être
étonné lorsque Hou nous dit que tout démarre et se développe à partir de ce que
sont ces acteurs, notamment Shu Qi et Chang Chen, de leurs caractères. L’acuité
du regard du cinéaste est telle dans chacun des plans qu’elle semble être
donnée de même aux paysages, aux objets, aux textures.
Par cette présence
poétique, pénétrante et spirituelle de la nature dans ces plans, le minimalisme
des scènes de combat, The Assassin est
plus proche d’un film de King Hu comme L’Hirondelle
d’or que de films contemporains d’arts martiaux tels que Le Secret des poignards volants de Zhang
Yimou, Tigre et dragon d’Ang Lee ou encore Detective
Dee : le mystère de la flamme fantôme de Tsui Hark. Là où dans ces
films de Zhang Yimou et Ang Lee, la nature, bien que sacrée semble avoir une
fonction utilitaire, les combattants chevauchant et volant entre les arbres,
tandis qu’elle occupe une place plus surnaturelle dans ce film flamboyant de
Tsui Hark qui se plaît lui à faire interagir les genres, à jouer sur leur
transversalité, Hou Hsiao-hsien avec The
Assassin, contemplant et l’œil piqué à vif, nous ouvre les portes de
l’imaginaire.
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