Cœurs - Alain Resnais (2006)

Cœurs est un film neigeux et mélancolique, bien qu’à certains moments parsemé de fantaisie joyeuse et d’humour enchanteur, où la douleur et la tristesse rôdent au détour des plans et des regards des personnages, inertes et livides, et où les cœurs chavirent, à l’abandon, pris de vertiges. Resnais y construit une série de tableaux autour des thèmes de l’amour, de la rupture du lien relationnel et de la solitude. Des tableaux où l’art théâtral, comme dans la plupart des derniers films du cinéaste, n’est jamais loin, mais toujours contrebalancé par la forme filmique, foncièrement inventive et originale.

Thierry, agent immobilier, fait visiter des appartements à Nicole et Dan, un couple au bord de la rupture. Lionel, officie quant à lui comme barman dans un hôtel, et sert de l'alcool au désorienté Dan. Charlotte, qui n’est autre que la collègue de Thierry à l’agence, étrange femme férue de religion, lui prête de mystérieuses cassettes vidéo. Charitable, elle s’occupe du père de Lionel, Arthur, un senior malade, au parler pour le moins osé.

Cœurs préfigure Les Herbes Folles, qui sera un film encore plus fantasque et débridé, par l’importance plus grande que le cinéaste donne désormais à la lumière artificielle et aux couleurs chaudes héritées du théâtre. Pensons par exemple au bar de l’hôtel dans lequel travaille Lionel et où se rend quotidiennement Dan, bercé de rouge et de bleu. Les couleurs de ce lieu entrent en opposition avec la blancheur et la noirceur du logis de Thierry et de sa sœur Gaëlle, ou encore de celui de Lionel, mais aussi et surtout avec la blancheur de la neige, aussi froide qu’elle peut parfois être facteur d’émerveillement. Dans Cœurs, plus encore qu’un élément naturel, elle est, ni plus ni moins, un ressort poétique, c’est elle qui sert de liant pour passer d’une situation à l’autre, d’un tableau au suivant. La neige apparaît ainsi en fondu enchaîné, venant remplacer délicatement l’image présente et faisant apparaître une nouvelle. Elle est aussi, plus spécifiquement, un révélateur de sentiments, productrice de sensations, matérialisation d’un état d’esprit.


Cette mise en scène fantaisiste, tantôt hivernale, tantôt chaude, colorée à souhait, non réaliste à bien des égards, est renforcée paradoxalement par la tristesse des histoires des personnages, cousues et décousues. Thierry, Dan, Lionel, Nicole et Gaëlle sont en perte de repères tandis que Charlotte semble avoir trouvée dans la foi, sinon un équilibre fragile, du moins une forme d’échappatoire. C’est là la grande habilité de Resnais, cinéaste moderne plus que jamais, de troubler les codes du film choral classique (comme il l’avait déjà fait auparavant et d’une manière bien singulière dans On connaît la chanson), à briser volontairement les frontières entre les contenus, les tableaux dramatiques et la forme filmique, à les faire interagir en jouant sur les contraires, pour mieux explorer les sentiments de ces personnages. Ainsi, pour le cinéaste, puiser de la profondeur au cœur de l’artificialité apparente reviendrait à renforcer la matière même des choses et des sentiments, des êtres. Jouer sur les contrastes, faire ainsi se côtoyer l’anti et/ou sur -réalisme- par des échappées plastiques et formelles qui irradient l’image, faire rencontrer le chaud et le froid, la vie et la mort. Resnais, pinceau à la main, superpose ainsi avec malice contenu et forme, profondeur du tableau et couleurs et, dans un même élan, se plaît à créer constamment dans l’intrigue des basculements, des surprises, des moments de vif bonheur et de profonde tristesse, ressentis par ses personnages.

Cette mise en scène foisonnante s’échafaude et s’exprime également au travers de la création de l’espace à l’image, ou plutôt des espaces. En effet, les personnages vivent dans des lieux cloisonnés qui renforcent leur solitude. Les bureaux de Thierry et Charlotte sont séparés par une vitre. Lionel, caché dans son bar derrière un rideau, tend l’oreille pour écouter la conversation de Dan et Gaëlle. Ce ne sont plus les personnages qui semblent occuper l’espace ou se l’approprier, mais c’est l’espace qui les enveloppe, les enferme. La neige, elle, à l’extérieur ne cesse de tomber, s’invitant même à l’intérieur sur la table chez Lionel, dans la plus belle des échappées du film.


Lorsque Lionel se livre à Charlotte se produit un basculement par le raccord dans l’image, la main de Charlotte vient se poser sur celle de Lionel, toutes deux enneigées, tandis que le bruissement du vent, hors champ, se fait entendre. Dans cet instant prégnant créé par le surgissement de l’image et sa profondeur visuelle, jaillissent des sensations, ça brûle, ça glace. La neige vient comme révéler leurs sentiments, donner matière à leurs effleurements, à leurs corps fragiles et solitaires, baignés chacun d’eux par un feu de l’enfer, une profonde mélancolie, et qui soudain rafraichis par la neige, le cœur battant, ne demandent qu’à s’éteindre.