Gräns - Ali Abbasi (2018)

Récompensé au dernier festival de Cannes du prix « Un certain regard », inspiré d’un roman de John Ajvid Linqdvist, Gräns d’Ali Abbasi est une oeuvre profondément singulière et déroutante qui met en scène la rencontre troublante en Suède d’un couple énigmatique.



Les deux personnages sont dotés d’une ossature physique à l’apparence originelle repoussante, proche de ces créatures fantastiques que sont les Trolls, et pourvus de pouvoirs surnaturels. Tina travaille comme douanière et possède le don extraordinaire de détecter, par son flair, les sentiments de nervosité et de peur des passagers qui défilent à son poste de contrôle, et donc ce qu’ils cachent. Un jour, elle tombe sur Vore, qui lui ressemble fortement : mêmes traits tirés, même visage rude et cabossé. Et le trouble a lieu, dans un sentiment partagé entre attirance naturelle et répulsion. Tina et Vore vont petit à petit s’apprivoiser, Tina découvre sa sexualité et ce puissant amour déclenche en elle une réflexion contrariée, de plus en plus douloureuse, sur son identité et ses origines. D’où vient-elle, elle qui ne peut donner la vie ? Dans un même élan, une autre intrigue se tisse en parallèle, baignée de relents de pédophilie, qui va se mêler de façon insidieuse, inattendue à la trame principale et à nos personnages.



Un des aspects les plus troublants de Gräns, est certainement cette manière dont le cinéaste filme les corps de Tina et de Vore (aux parties intimes ajustées différemment), s’enlacer à même le sol et se fondre véritablement dans le paysage. Cette séquence d’initiation à la sexualité, au premier regard, peut sembler quelque peu crue. Or elle dégage un certain romantisme. À l’inverse, on éprouve un sentiment de stupéfaction et de terreur lorsque Tina, grognant de rage sur Vore, manque d’imploser. La justesse de l’interprétation des acteurs force ici l’admiration.

La caméra les filme aussi en travelling, courant dans la forêt, épris de liberté, pour finir leur course au milieu d’un lac balayé par une pluie fine, se baignant et s’extasiant de joie. Dans ses plans gorgés de sensations, Ali Abbasi rend grâce à la pureté des éléments naturels. Dans d’autres séquences, Tina semble véritablement communiquer avec les animaux qui l’entourent, dans une parfaite harmonie, tandis que son colocataire passe son temps affalé devant sa télé, enfermé.


Il y a donc bien une forme d’ironie amusée lorsque les plans, pleins d’animalité charnelle, font place à un plan large sur un bateau de croisière où on découvre une scène pour le moins cocasse : Vore se sert tout le saumon sous les yeux ébahis d’une dame qui lui rappelle que la nourriture est pour tout le monde. Deux êtres et deux mondes que tout oppose soudain s’entrechoquent.

Gräns interroge ainsi frontalement mais avec subtilité la frontière fragile entre l’animalité et l’humanité. À une époque où le repli identitaire ne cesse de gagner du terrain, c’est autant la question de nos origines qui est ici posée que celle du regard de l’autre sur soi. Et par son atmosphère troublante, son scénario intelligemment construit, le film échappe à toute catégorisation de genre. La rencontre amoureuse relève du conte fantastique tandis qu’une violence sourde est là et réapparaît sans crier gare, nous rappelant à la dureté d’un monde réel divisé, où le mal règne, et qui remet Tina face à ses responsabilités, à son questionnement le plus essentiel : qui suis-je et d’où viens-je ?



Article publié initialement sur la plateforme Karoo


Rue de l'Estrapade - Jacques Becker (1952)


On connaît Jacques Becker avec Le Trou ou encore Casque d’or. Rue de l’Estrapade compte parmi ses œuvres les moins connues comme Rendez-vous de juillet. Celles-ci sont pourtant deux grandes réalisations, qui découvertes aujourd’hui, tardivement, n’ont pas vieilli, et semblent au contraire emportées par le souffle d’une grande jeunesse. Dans Rendez-vous de juillet, Becker a capté l’esprit d’une époque, celle de l’après-guerre, à travers la fougue d’une jeunesse qui danse dans les sous-sols de Saint-Germain des Prés sur des airs de jazz ou qui se rêve actrice sur des planches de théâtre. Mais devant chacun de ces personnages se dessine également une incertitude face à l’avenir. Une prise de conscience aura bien lieu : la prise de conscience que l’avenir n’est pas donné, mais que chacun a à faire ses choix pour créer son propre avenir. Quelques années plus tard, Jacques Rozier notamment, avec Adieu Philippine, captera lui aussi finement l’esprit de la jeunesse de son temps, sa fougue, mais aussi ses atermoiements face à un futur à construire.

Françoise et Henri, interprétés par Anne Vernon et Louis Jourdan, vivent dans un appartement parisien très chic avec vue sur la Seine et la tour Eiffel. Au travers de quelques séquences remarquablement mises en scène, tel un chassé-croisé amoureux, Françoise se rend vêtue de sa nouvelle robe sur le lieu de travail de son mari, pilote de course, pour lui faire une surprise. Grâce à l’aide de ses collègues de travail, Henri, qui trompe Françoise, n’est d’abord pas démasqué. Elle apprendra par la suite la triste nouvelle de la bouche de son amie Denise, qui par sa fenêtre découvrira l’infidélité d’Henri. D’un décor à l’autre, soudainement, subtilement, les certitudes des personnages sont renversées. Françoise, désemparée, fait ses valises. Elle décide alors de partir et trouve un petit appartement rue de l’Estrapade, dans le 5ème arrondissement avec vue sur la cour du lycée Henry IV.

Dans le couloir de l’immeuble où elle occupe son nouveau petit appartement rudimentaire, elle fait la rencontre de Robert, incarné par Daniel Gélin, et de son ami, deux sympathiques jeunes hommes qui passent leur temps à chanter et à jouer de la guitare. Cet appartement est le lieu pour le cinéaste où se déroule tout le noyau central de son intrigue : c’est l’univers antibourgeois dans lequel Françoise va traverser son angoisse d’être abandonnée et, simultanément, le microcosme bohème qui va lui rendre la vie… pour un temps. En effet, ce que Jacques Becker met finement en scène, c’est l’opposition entre deux mondes : il plonge d’une part dans le monde bourgeois, passéiste, corseté avec un bel indice de son usure dès la première séquence du film : le couple qui dine et qui se chamaille parce que l’épouse se permet de picorer dans l’assiette de son mari. Et puis à côté de cela, un tout autre monde, moderne qui pointe, sous l’aspect de la bohème, un monde insouciant et plus léger, avec notamment cette référence à Brassens.


Françoise et Robert vont faire connaissance d’une porte à l’autre de l’appartement, de la cuisine à la chambre. Lui est assez intrusif, elle, finit peu à peu par tomber sous son charme. Elle entend la musique que les deux jeunes hommes jouent dans la chambre d’à côté. Elle qui, désoeuvrée auparavant, se laissait emporter par de la musique triste, revit à l’écoute de leur interprétation d’un morceau de Brassens. Les situations, souvent cocasses et inattendues, teintées de malice, se succèdent. On peut citer cette séquence plutôt truculente et vaudevillesque : Robert enferme Françoise, il tombe dans son propre piège et réveille les voisins. Henri, le mari infidèle arrive ensuite dans la cage d’escalier, bouquet de fleurs en main, pour tenter de reconquérir sa femme. Ces séquences rue de l’Estrapade, dans le couloir de l´étage supérieur, font la part belle à des sons en tous genres : la résonance des pas, les élèves, depuis la fenêtre, qui jouent dans la cour du lycée Henry IV, les plaintes des voisins, le brisement de la vaisselle, le tourne-disque qui résonne. Tout un inventaire sonore d’une précision et d’une richesse documentaire.


Dans Rue de l’Estrapade, le cinéaste parvient ainsi avec rigueur et intelligence à utiliser les quelques décors dans lesquels se meuvent les personnages. Le scénario et les dialogues d’Annette Wademant, d’une situation à l’autre, sont eux aussi très travaillés. Prenons l’exemple de cette séquence très énigmatique dans le film : Robert se présente chez l’amie de Françoise, comme un jeune premier, bouquet en mains, alors qu’il y a peu, il l’a jetée dehors de chez lui. Veut-il la conquérir, croyant Françoise perdue ? Ou il s’agit d’autre chose, de bien plus obscur et intéressant : il espère la séduire et la conquérir pour renvoyer à Françoise l’ascenseur et, peut-être, la faire souffrir à son tour. Tout ça est bien banal. Ce qui l’est par contre beaucoup moins, c’est que, justement, on ne connaitra pas les vrais motifs d’Henri : modernité d’un cinéma, qui esquisse, par une situation inattendue, de possibles péripéties qui pourtant n’auront pas le temps de se produire. 

En creux, ce sont donc aussi les différences sociales qui apparaissent. Françoise appartient à une autre classe, vit dans un autre monde que celui de Robert. Ce dernier, anarchiste-artiste, incarne une liberté d’être qu’Henri ne connait pas, mais il ressort aussi de lui une certaine froideur, de l’égocentrisme. Il semble indécis, ne veut pas entendre parler de l’histoire de Françoise, n’aime pas le flirt là où Henri, dragueur, use de ses charmes sans vergogne. Le personnage de Françoise est lui très beau. Au creux de son visage souriant qui répond à celui de Robert semble se lire celui de Michèle Morgan dans Le Quai des brumes de Marcel Carné : se mêlent en elle le refus de se laisser séduire et cette impossibilité de résister aux audaces masculines. Elle apparait ingénue, et ne ment pas. Bref, c’est la seule qui vraiment nous séduit par son authenticité.


On peut certainement aussi prétendre, à travers le personnage de Françoise, que le film traite d’une évolution du féminisme, tout en nuances, et paradoxes. Une jeune femme, Françoise, tellement classique dans son couple et, en même temps (c’est le nœud de l’intrigue), qui fait ses valises comme une adolescente qui quitte le nid (voir, en parallèle Daniel Gélin, dans Rendez-vous de juillet, qui claque la porte de l’appartement familial et veut devenir, contre l’avis du père, ethnologue… et y parviendra !). C’est donc bien l’histoire de la genèse d’une émancipation féminine. Même si le dénouement final, si surprenant quand il apparait, peut poser question.

Il est fort possible que ce grand film peu connu de Becker ait influencé Philippe Garrel dans son étude des comportements amoureux à l’écran. On pense notamment à son film L’Ombre des femmes, bien plus dur et à fleur de peau que ne l’est Rue de l’Estrapade, plus léger et bien plus théâtral. Chez Garrel, les personnages, certains infidèles, en prise avec des sentiments amoureux contrariés, vacillent. Mais plus encore, c’est la capacité des deux cinéastes à mettre en scène les paradoxes de leurs personnages et les sinuosités de leurs tribulations amoureuses dans très peu de décors qui ne peut que convaincre le spectateur du drame existentiel qui sourd en eux. Et ce selon une épure et avec une précision remarquables.

L'Ombre des femmes - Philippe Garrel (2015)


Qu’est-ce qui fait la grâce d’un film de Philippe Garrel, cette impression poétique qui naît en cours de vision et qui nous suit après la projection ? C’est cette manière « policée » et inimitable qu’a le cinéaste, au moyen d’une mise en scène simple et épurée, de traiter avec profondeur de grands sujets humains, quotidiens, existentiels.

Manon et Pierre vivent de peu de moyens. Ils travaillent ensemble : lui est réalisateur de films documentaires, elle est sa cadreuse et monteuse. Au mutisme de Pierre, incarné par Stanislas Merhar, personnage renfrogné, maussade et énigmatique, Garrel oppose l’expressivité et la charge émotionnelle de Manon, interprétée toute en profondeur par l’actrice Clotilde Courau, qui tantôt irradie et rayonne par son sourire et tantôt bouleverse, par les traits de son visage tiré et son souffle, suffocant.

Un jour, Pierre fait la rencontre d’Elisabeth, qu’il aide à pousser une brouette remplie de bobines de films le long d’un sentier. Garrel en fait une très belle séquence, atypique, où la caméra, en travelling arrière, précède les protagonistes, tous deux empruntant côte à côte un sentier bordé d’arbres. Elisabeth devient la maîtresse de Pierre. C’est elle qui apprendra plus tard à Pierre que sa femme Manon a également un amant. Mais si Pierre ne remet pas en question sa conduite, il se sent trahi par Manon. En parallèle à ce récit de l’amour contrarié répond un autre qui entre en écho avec lui : Pierre et Manon sont en train de réaliser un documentaire sur la Résistance. Et tandis qu’ils interviewent un ancien résistant, la femme de celui-ci le coupe soudainement pour proposer des biscuits.


L’Ombre des femmes tire donc également sa force de l’intelligence de son scénario, qui n’est pas dénué d’une certaine forme d’ironie, fruit de la première collaboration entre Philippe Garrel et Jean-Claude Carrière. Pierre, ayant appris l’infidélité de sa femme, lui dira assis à la table à manger : « Personne ne peut t’aimer comme moi » et elle lui répondra, bouleversée et criante de vérité, « Alors pourquoi tu ne me le donnes pas ton amour, pourquoi je le sens pas ? » En effet, Pierre trompe Manon tout en lui disant que personne ne peut l’aimer comme lui et il ne peut accepter de son côté qu’elle le trompe. Si le récit se concentre d’abord sur l’infidélité de Pierre, c’est Manon qu’il fera souffrir. Et pourtant Pierre, tel un faux résistant, guettant Manon du dehors, caché le long d’un mur, sera vite débusqué par elle.

L’Ombre des femmes par ses thématiques traitées, l’infidélité au sein d’un couple et son délitement progressif, la perte de l’être chair et la solitude créée, est assez proche du film précédent, La Jalousie. Ces deux long-métrages forment une trilogie avec le tout dernier film de Garrel, lui aussi d’une beauté renversante, L’Amant d’un jour. Trois films concis, d’à peine plus d’une heure, trois variations sur l’amour en fuite, l’on pourrait dire. Plus proches donc par leur durée de cet autre film de Garrel qu’est La Frontière de l’aube, que des Amants réguliers, film fleuve.


La Jalousie (2013)
La pâte cinématographique de Garrel s’exprime au travers de choix de mise en scène précis : c’est ce noir et blanc de Renato Berta à la fois lumineux et charnel dans lequel déambulent ces personnages torturés, qui crée un sentiment d’intemporalité à la vision et condense dans un même élan le temps présent, appuyant ce qui se joue dans le cadre de l’image. Les rues parisiennes du quartier des Grands Boulevards dans lesquelles gravitent les personnages semblent désertées, ce qui participe à imprimer au creux des images cette impression d’intemporalité. C’est aussi ce souci de capter le quotidien à partir de quelques objets, gestes et actions élémentaires, cette impression de lenteur et de silence qui semble happer chaque plan, malgré la brièveté du film.


L'Amant d'un jour (2017)
Dans L’Amant d’un jour, Garrel renforcera plus encore ce désir de capter gestes et actions du quotidien des personnages au moyen de gros plans qui scrutent, notamment, les visages et gestes de Louise Chevillotte et Esther Garrel autour de la table du petit-déjeuner. Le cinéaste dans ce dernier film filme également pour la première fois le sexe de manière frontale, sa caméra ne panote plus comme elle le fait lors des premiers ébats entre Pierre et Elisabeth.  L’Ombre des femmes fait plutôt lui la part belle aux travellings qui suivent les déambulations des personnages en solitaire dans Paris, accompagnés de la musique instrumentale de Jean-Louis Aubert, discrète et souveraine. Stanislas Merhar est filmé en travelling arrière, son visage crispé de douleur par ce qu’il vient d’apprendre, Manon le trompe. À l’inverse, tel un effet de miroir, la musique accompagne elle aussi ce travelling avant filmant de dos la déambulation de Clotilde Courau. Une idée de mise en scène brillante tant ces mouvements de caméra, baignés dans le noir et blanc, limpides, participent à nous faire ressentir les sentiments que traversent les personnages.



Si le cinéma percutant de Philippe Garrel est aujourd’hui un des plus intéressants à suivre, c’est précisément parce que le cinéaste a la capacité véritable au travers de ses films concis et épurés, à nous faire chavirer. Chez Garrel, les personnages peuvent subitement pleurer à chaudes larmes ou lâcher, enfin, comme le fait Pierre lors d’une étreinte vivifiante, in extremis, un large sourire à pleines dents.                               

Ma Loute - Bruno Dumont (2016)




Après la formidable série P’tit Quinquin au travers de laquelle Bruno Dumont a apporté un nouveau souffle à son œuvre rigoureuse et foisonnante, le cinéaste revient avec Ma Loute, un film qui s’inscrit dans le prolongement de la série qui précède par cette manière novatrice et audacieuse, décomplexée, qu’a le cinéaste de faire se côtoyer la comédie, le burlesque et le tragique.

Mais l’œuvre s’inscrit aussi en rupture avec le passé du cinéaste. Depuis Hadewijch en passant par Hors Satan et Camille Claudel 1915, jusqu'à P’tit Quinquin et Ma Loute aujourd’hui, Dumont n’a eu de cesse de contrecarrer nos attentes, de se retrouver là où on ne l’attendait pas. Cette fois, il a choisi de réinventer un passé balnéaire en côte d’Opale : antagonismes sociaux sur fond de Belle Époque et décor couleur sépia. Son cinéma, en mutation constante, s’enrichit des films précédents tout en créant une impulsion nouvelle.

L’intrigue se situe sur la côte d’Opale au tout début du 20e siècle. Les Van Pethegem, riche famille lilloise excentrique, se rendent dans leur villa surplombant la mer. Pour traverser la baie à marée haute, ils embarquent sur une barque conduite par les Brufort, des pêcheurs aux habitudes pour le moins dévorantes. Tandis que plusieurs étranges disparitions ont eu lieu dans la baie et que les détectives Machin et Malfoy mènent l’enquête, le fils aîné des Brufort, Ma Loute, va vivre une relation amoureuse avec l’énigmatique Billie, fille des Van Pethegem.



Les Van Pethegem et les Brufort sont montrés dans leur « folie archaïque ». Machin et Malfoy, les détectives, servent de passeurs entre les deux familles quand ils ne sont pas de « véritables » voyeurs. Menant l’enquête à la dérive, ce duo burlesque fait bien sûr penser comme au mémorable couple Van der Weyden et Carpentier de P’tit Quinquin.

Faire cohabiter les acteurs vedettes que sont Fabrice Luchini, Juliette Binoche ou Valeria Bruni-Tedeschi avec des acteurs amateurs ne surprend pas. On connait l’habitude chez Dumont de briser les frontières conventionnelles du jeu de l’acteur et de se départir de la psychologie. Dans Ma Loute, c’est au profit d’un jeu outré, parfois emphatique, exubérant (chez les Van Pethegem), parfois « brut de décoffrage », sans fioritures (chez les Brufort). On assiste à une forme d’exploration sur le jeu et le maintien du comédien, à l’instar du comportement bouffon, fantasque de Fabrice Luchini ou celui, extravagant, de Juliette Binoche.

Une évolution du jeu de l’acteur se fait jour dans l’œuvre récente de Dumont, un travail de composition, d’expérimentation, dans lequel le mélange des genres prédomine. Ainsi, émaillé de séquences grotesques (certaines moins réussies : parfois la lourdeur guette de même que certaines longueurs), Ma Loute trace un sillon étroit entre recomposition géographique, accents surréalistes, conte et thriller chaloupé.

Dans le drame L’humanité, le corps du personnage de Pharaon de Winter est premier, c’est d’abord lui avec sa fragilité, son immobilité et son épaisseur naturelle qui sent et s’exprime. Le silence s’installe ou une parole survient d’une voix peu assurée, celle de Pharaon, non pas proférée mécaniquement comme un modèle bressonien, mais fragmentée, « susurrée » tout en élans discontinus, faite de murmures, de souffles. Dans Ma Loute, et déjà avant dans P’tit Quinquin, les corps s’expriment prioritairement en mouvement. Les actions des personnages semblent prendre de court le mouvement de leurs paroles.



Bruno Dumont met en scène un tout nouveau type de personnages dans son cinéma. Auparavant, tous ses personnages étaient relativement mutiques. Puis cela a changé avec P’tit Quinquin (les policiers). Les personnages ne se taisent plus, parfois même ils parlent trop. Luchini par le travail sur sa voix, discontinue, fluctuante, donne l’impression à certains moments qu’il chante. Juliette Binoche prend des postures de marionnette. Ma Loute, lui, grogne tandis que Machin fait entendre dans ses chutes tout le poids de son corps. La mise en scène appuie le poids du personnage au moyen d’un travail minutieux sur le son.

Billie, incarné(e) par Raph, semble occuper une place à part : d’une présence immédiate à l’image, filmé(e) en gros plan ou en plan rapproché, elle/il trouble par son regard lumineux. De l’animalité qui règne dans la baie à coup de rames, on bascule dans la grâce : le regard échangé avec Ma Loute et l’étreinte des deux êtres nous font chavirer et préservent le mystère de la jeune fille androgyne.



Dumont marie notamment l’ironie face à la bêtise et la cruauté des individus mi-humains, mi-bêtes, et parmi ces personnages caricaturaux, il y en a donc un(e), Billie, qui est traité(e) de manière bien plus fine parce que montré(e) dans son ambigüité et sa beauté. Elle tranche en particulier avec sa mère incarnée par Juliette Binoche, ramenée sans cesse à sa logorrhée, logorrhée qui l’assimile à une pantomime. Quand Billie prend la fuite dans la baie ou poursuit Ma Loute, ses échappées s’accompagnent de superbes extraits musicaux puisés chez Guillaume Lekeu. Ces mélodies orchestrales déclenchent un lyrisme inattendu, qui rompt avec les accents burlesques des situations.

Le regard que porte Dumont sur l’humanité est ambigu. Il sonde l’inanité et la lourdeur des personnages tandis que certains se transforment sur un mode surréaliste. Le détective Machin, hagard et peu futé, finit en cerf volant ; Isabelle Van Peteghem s’envole comme la fée d’un livre d’enfant. Il semble qu’à la spiritualité déjà développée auparavant chez Bruno Dumont par le truchement du raccord entre le regard et le paysage, se substitue ici une couleur nouvelle, surréaliste, non sans ironie ou parodie : certains personnages abandonnent leur enveloppe empesée de marionnettes pour rejoindre la légèreté de l’éther tandis que d’autres restent enferrés dans leur logorrhée ou leur bestialité immémorielle. Le cinéma de Bruno Dumont, si original et tout en contraste, n’a décidément pas fini de nous surprendre.




Mustang - Deniz Gamze Ergüven (2015)

Dernier jour de l’année scolaire. À la sortie des classes, Sonay, Selma, Ece, Nor et leur plus jeune sœur Lale (la narratrice en voix off) se baignent dans la Méditerranée avec quelques garçons de leur école. Elles montent innocemment sur leurs épaules et se poussent dans l’eau. Aperçues et aussitôt dénoncées par une villageoise, elles sont accusées de s’être comportées de manière impure et sont vertement réprimandées par leur grand-mère et leur oncle (leurs parents sont décédés). Dorénavant, elles seront condamnées à rester cloitrées à la maison et à y être formées par leur grand-mère aux tâches domestiques, en vue de leur mariage forcé avec des garçons du village choisis pour elles.

Mustang a beaucoup été présenté comme le « Virgin Suicides turc ». Plus de quinze ans après la sortie du premier film de Sofia Coppola (1999), la réalisatrice turque Deniz Gamze Ergüven semble en effet marcher sur ses traces en nous contant l’histoire de cinq sœurs adolescentes que l’on enferme au nom de valeurs puritaines.

Dans Mustang, Lale, en voix off, commente les évènements auxquels assiste le spectateur. Ce récit subjectif, « de l’intérieur », invite le spectateur à pénétrer dans le monde des jeunes filles et dans l’esprit de la narratrice. Les pensées de ses sœurs restent toutefois, pour une grande part, inaccessibles. Si, dans leur prison domestique, les sœurs plaisantent, se taquinent, jouent, luttent ensemble, elles échangent peu sur leurs sentiments et leur vécu – que l’on tente de deviner en observant les expressions de leurs visages et leurs attitudes corporelles.


Une voix off avait également été utilisée dans The Virgin Suicides. Il ne s’agit pourtant pas du même procédé narratif. Dans le film de Sofia Coppola, la voix est celle d’un garçon parlant au nom des cinq amis qui, fascinés par les sœurs Lisbon, les épient puis les côtoient, et, à la fin du film, sont témoins malgré eux du suicide collectif de Lux, Bonnie, Mary et Therese. Cette voix off masculine raconte l’histoire du point de vue d’observateurs extérieurs, par bribes, relayant leurs interrogations. Elle contribue ainsi au caractère fantasmatique du film et au mystère entourant le suicide des jeunes sœurs.

Deniz Gamze Ergüven explore les différentes réactions adoptées face à la perte de liberté – alors que dans le film de Sofia Coppola, le suicide est la seule porte de sortie choisie par les sœurs Lisbon. Sonay fait mine de se plier à la tradition du mariage forcé alors qu’elle a contraint sa grand-mère à organiser celui-ci avec Ekin, le garçon qu’elle aime et qui est secrètement son petit ami. Selma subit en silence son mariage forcé avec un garçon qu’elle ne connaît pas et qui ne lui plaît pas. Ece se suicide d’un coup de révolver après s’être livrée au premier garçon venu. Lale apprend à conduire en cachette, et prépare en secret sa fuite vers Istanbul. Elle entraîne avec elle Nor, qui échappe ainsi à la dernière seconde au mariage forcé. Le film se finit donc sur une note d’espoir, là où The Virgin Suicides s’achevait sur une tragédie mystérieuse. Cette diversité est toutefois à double tranchant : si elle présente un intérêt certain et offre matière à réfléchir, les différentes réactions des filles sont tout de même assez convenues.


Malgré le caractère assez scolaire du scénario et un cadrage parfois décevant, Mustang est dans l’ensemble un beau film lumineux, coloré et plein de vie – notamment grâce à la prestance des cinq jeunes actrices, et la remarquable présence à l’écran de Güneş Nezihe Şensoy (Lale). Leurs rires, leurs larmes, leur charme et leur fraîcheur contribuent incontestablement à la réussite du film. Sur un plan plus politique, la dénonciation de la condition féminine dans certaines familles turques – et, par extension, dans de nombreuses régions du monde – est réalisée avec succès. Grâce au point de vue adopté par la caméra et au récit de Lale, le spectateur se sent concerné par l’insoutenable étau qui se referme peu à peu sur les héroïnes et se laisse gagner par leur envie de révolte.

The Assassin - Hou Hsiao-hsien (2015)




The Assassin, dernière œuvre splendide et contemplative du grand cinéaste taïwanais Hou Hsiao-hsien, est un film à la beauté plastique admirable, qui vient charrier nos sens au moyen d’une mise en scène raffinée, habitée à la fois d’une infinie délicatesse et sophistication et qui tire parti de tous les éléments inscrits dans le cadre des images, qu’ils s’agissent aussi bien des éléments naturels que matériels qui les ornent.

Si The Assassin, avec ses qualités cinématographiques indéniables marque le retour de Hou Hsiao-hsien, il est quelque chose d’autre qui vient également décupler le plaisir de retrouver son cinéma si personnel et fascinant. C’est qu’avec ce dernier film, le réalisateur s’est attaché à créer un film de wu xia pian, de sabre et « chevalier errant » avec ce souci de revenir aux fondements du genre d’arts martiaux chinois, repartant de ces codes élémentaires, et dans une certaine mesure, des traditions culturelles, picturales, philosophiques et littéraires de l’histoire chinoise qui l’entoure.

Coup d’essai, coup de maître pour HHH qui, tout au long de son œuvre, a plutôt réalisé des films par périodes, à partir de thématiques clés : l’enfance et le passage à l’âge adulte, au travers de films tels que Les Garçons de Fengkuei, Un temps pour vivre, un temps pour mourir. Les bouleversements historiques, politiques et sociaux qui ont jalonné l’histoire de Taïwan dans La cité des douleurs notamment ; ou bien dans le courant des années nonante et deux milles, où Hou ne cessant d’affiner la richesse formelle de ces films, a tantôt quelque peu délocalisé son cinéma tant au niveau spatial que temporel, avec Les Fleurs de Shanghai, Café lumière ou Le voyage du ballon rouge, tantôt réalisé des films sur une jeunesse taïwanaise contemporaine entre errance et vertige, Goodbye South, Goodbye, Millennium Mambo, ou enfin au cœur du troisième volet du somptueux Three times, « le temps de la jeunesse ».

The Assassin prend place sous la dynastie Tang en Chine, au IXème siècle. Nie Yinniang, énigmatique et mutique, jeune guerrière issue de l’ordre des assassins, incarnée tout en justesse par Shu Qi, retourne dans sa famille, après plusieurs années d’exil où elle reçu l’éducation au combat d’une nonne. Sa mission est de tuer Tian Ji’an, le gouverneur de la province de Weibo, une province en rébellion, contre l’empereur. Or Tian Ji’an n’est autre que le cousin de Nie Yinniang, avec qui, dans le temps, elle fût fiancée ; mais le mariage arrangé n’eut pas lieu. Nie Yinniang devra ainsi faire le choix d’assassiner Tian Ji’an ou de ne pas accomplir sa mission.

Si le synopsis du film dans les grandes lignes est assez simple, au cours du défilement du récit, Hou tendra à complexifier et étoffer la trame principale. Certains personnages peu identifiables d’une séquence à l’autre viennent brouiller quelque peu l’intrigue, comme la mettre en suspens. Mais c’est également l’ensemble du montage, enrichi d’une matière filmique conséquente et mise en forme avec une grande précision, qui viendra contrecarrer l’apparente continuité du film.

The Assassin s’ouvre par un prologue de trois séquences en noir et blanc. Nie Yinniang, la femme qui regarde et écoute (pour reprendre le titre original du film), assassine successivement une de ces proies, esquive de dos une attaque et enfin, agenouillée, apprend sa mission de la bouche de la nonne. Illustre combattante, parviendra-t-elle à dépasser ses sentiments ? Le plan qui suit celui, fulgurant, de la mort donnée par Nie Yinniang est un plan de nature où le soleil vient irradier et transpercer une branche d’arbre. La nature, élément vivant indispensable au récit, au même titre qu’un personnage, fait ainsi son entrée lumineuse. C’est qu’aux origines de la pensée philosophique chinoise, dénuée d’une vision anthropomorphique des choses, la nature occupe une place centrale, d’ordre spirituelle.

Dans les scènes d’intérieur filmées en plan-séquence, Hou capte de main de maître la luxuriance et le scintillement des textures et objets de ces palais de province et temples chinois. Il veille à leur donner autant d’importance à l’image qu’à ces personnages. Ces derniers n’occupent pas nécessairement le centre du cadre de l’image, la caméra ne les accompagne pas, mais les suit discrètement, distraitement. Ce qui se trouve ainsi aux abords du cadre de l’image ou à l’arrière-plan occupe une présence toute aussi centrale. D’où la nécessité pour Hou de filmer en plan-séquence ces images « cristallisantes » d’où chatoient des tons colorés en pagaille ou une source lumineuse plus altérée et diffuse, afin de rendre aux objets et aux étoffes, éléments matériels ou naturels leur aura, leur essence. Hou, pour cela, fait confiance à l’imagination du spectateur.



Ce travail raffiné de l’image trouve son point culminant dans la séquence, magique et à la mise en scène d’orfèvre, où Nie Yinniang à l’affût regarde et écoute derrière un voile Tian Ji’an et sa femme. Délicatement, le voile à l’image tangue de-ci de-là venant altérer notre vision et celle de Nie Yinniang, faisant varier la netteté et la projection de lumière qui tire sa source d’une bougie. Plus que de nous mettre à la place du personnage de Nie Yinniang, Hou interroge véritablement le rapport au visible. Un des plans qui suit nous montrera progressivement, par l’ondulation du voile et son mouvement, le corps tout entier de Nie Yinniang, révélant ainsi sa présence. Ici le temps semble s’arrêter, se suspendre tandis que le tissu se fait objet de révélation. 



Dans les plans en extérieur de paysages filmés en plan large, Hou prend à nouveau le soin de laisser s’exprimer les éléments naturels : de la brume qui s’infiltre en deux récifs, de la lumière qui jaillit du feu et des bougies, une image d’un lac dans l’obscurité où à l’arrière-plan, d’un îlot s’élèvent des arbres tandis qu’à droite dans le cadre, un essaim de nuages tournoie. Mais aussi cette séquence qui touche à l’onirisme où Nie Yinniang rejoint la religieuse au sommet d’une montagne et où les nuages viennent remplir progressivement l’ensemble du cadre de l’image. La nature dans laquelle se fondent les personnages, accueillant et épousant la forme de leurs costumes soignés, n’a donc pas seulement une fonction poétique mais agissante, de l’ordre du sacré.

Hou, qui dans les séquences d’intérieur et de paysages laissait dans la durée du plan-séquence « bourgeonner » l’essence même des éléments développe dans les scènes de combat, à l’inverse, une mise en scène du surgissement soudain, au découpage abrupte, en produisant davantage des sensations par à-coups. Et il vient là briser la continuité, le développement habituel de ce type de séquences que l’on peut trouver dans la plupart des autres films d’arts martiaux. Il montre l’expression du geste au cœur du mouvement, l’inclinaison du corps sous le poids des lames et du sabre plutôt que sa chute fatale, l’implosion et le sursaut des personnages plutôt que leurs enchaînements physiques, accompagnés de la stridence du bruit des armes qui se cognent.

Lors de cette magnifique scène de combat dans une forêt de bouleau où Nie Yinniang est face à un personnage masqué, Hou laisse s’exprimer dans la durée la phase d’attention et de concentration qui précède le combat, au travers notamment des échanges de regards des deux combattantes, pour ouvrir ensuite le cadre à un plan « malickien », vers le ciel où virevoltent des oiseaux entourés d’arbres. Le combat, fulgurant, est ensuite lancé pour finir sa course sur un insert du masque au sol brisé en deux.




Ces scènes de combat de The Assassin tendent à se rapprocher de celles que l’on trouve dans le Lancelot du lac de Bresson. Dans la séquence du tournoi, il agence images et sons de telle manière à créer des rythmes, une musique, et donc à produire des sensations. Dans un mouvement d’aller-retour, de va-et-vient sur le terrain, il filme les pieds des chevaux en mouvement, la gestuelle mécanique des chevaliers se mêle aux bruits de leurs armures, aux hennissements des chevaux, à l’acclamation de la foule, au son de la cornemuse. Dans ces séquences, chez Hou Hsiao-hsien comme chez Bresson, il y a ce souci de briser la continuité par la mécanique et la fragmentation.

Partagé ainsi à la fois de plans-séquences et de plans très brefs, furtifs, le montage de Hou agencé en une année est le fruit d’une matière conséquente, on ne peut que le constater quand on voit la variété des paysages qui s’offrent à nos yeux contemplatifs et la précision d’une mise en scène élaborée avec maestria. On peut ainsi être étonné lorsque Hou nous dit que tout démarre et se développe à partir de ce que sont ces acteurs, notamment Shu Qi et Chang Chen, de leurs caractères. L’acuité du regard du cinéaste est telle dans chacun des plans qu’elle semble être donnée de même aux paysages, aux objets, aux textures.

Par cette présence poétique, pénétrante et spirituelle de la nature dans ces plans, le minimalisme des scènes de combat, The Assassin est plus proche d’un film de King Hu comme L’Hirondelle d’or que de films contemporains d’arts martiaux tels que Le Secret des poignards volants de Zhang Yimou, Tigre et dragon d’Ang Lee  ou encore Detective Dee : le mystère de la flamme fantôme de Tsui Hark. Là où dans ces films de Zhang Yimou et Ang Lee, la nature, bien que sacrée semble avoir une fonction utilitaire, les combattants chevauchant et volant entre les arbres, tandis qu’elle occupe une place plus surnaturelle dans ce film flamboyant de Tsui Hark qui se plaît lui à faire interagir les genres, à jouer sur leur transversalité, Hou Hsiao-hsien avec The Assassin, contemplant et l’œil piqué à vif, nous ouvre les portes de l’imaginaire.