Manhattan - Woody Allen (1979)

Dans Manhattan, Isaac Davis (Woody Allen lui-même), la quarantaine, écrit des sketches pour la télévision. Son rêve malmené est d’écrire un livre sur New York. Isaac entretient une relation sans trop y croire avec Tracy, 17 ans (Mariel Hemingway). Son meilleur ami, Yale (Michael Murphy), professeur, bien que marié à Emily (Anne Byrne), entretient quant à lui une liaison extraconjugale avec Mary Wilkes (Diane Keaton), une journaliste formée à Harvard. Cette liaison est chancelante : Yale se sent coupable de délaisser Emily, tandis que Mary supporte difficilement la solitude et le caractère instable de la relation. Si bien qu’après quelques mois, Yale et Mary décident de rompre. C’est alors qu’Isaac, encouragé par Yale, commence à sortir avec Mary.
Rétrospectivement, Manhattan ramasse des motifs récurrents dans l’œuvre de son auteur, à commencer par le personnage d’Isaac Davis, intellectuel névrosé, incertain en amour, obsédé par la mort, insupportable, c'est-à-dire, à peu de choses près, Alvy Singer dans Annie Hall (1977). Le flot inextinguible et fat de références intellectuelles est lui aussi à l’avenant d’un certain nombre de réalisations passées et futures. La musique, comme un aparté, est un clin d’œil de Woody Allen au spectateur averti : les compositions de Gershwin – Love is here to stay, Someone to watch over me, parmi tant d’autres –, quoiqu’en version instrumentale, n’en épousent pas moins l’action, qu’elles soulignent subtilement ; même si le choix des morceaux ne brille pas par son originalité, leur utilisation renforce l’implication du spectateur.
Sur le plan de la mise en scène et du montage, plusieurs éléments méritent d’être épinglés.
Prenons tout d’abord la manière dont les acteurs sont filmés en plan rapproché, incrustés dans ce grand tout qu’est la ville de New York et ses alentours, comme la scène du début du film, chez Elaine’s, un bar ou, plus tard, le vernissage de l’exposition au Guggenheim Museum. Dans chacun de ces plans, Woody Allen filme les personnages dans un lieu de New York. Ce faisant, il saisit l’atmosphère plurielle de la mégapole ou, plus précisément, l’ambiance de chacun des endroits fréquentés par une certaine intelligentsia new-yorkaise (celle que Woody Allen prend pour objet d’étude à longueur de films – autre motif récurrent).
Mary Wilkes
Certains plans, en intérieur, sont ensuite l’occasion pour Woody Allen de jouer avec les lignes et la géométrie. Après sa rupture d’avec Yale, Mary cherche du réconfort auprès d’Isaac, et le rejoint dans son appartement. La discussion qui a lieu alors entre Mary et Isaac fait l’objet d’un plan fixe. Tandis qu’en contrechamp, Mary, dans le salon, parle, on voit dans le champ le couloir principal de l’appartement, sur lequel donnent plusieurs pièces. Tandis qu’il répond à Mary, on observe Isaac s’engouffrer dans l’une de ces pièces, revenir, entrer dans une autre pièce, et ainsi de suite – sans jamais cesser de parler. La mise en scène par Woody Allen de l’espace de l’appartement peut, à un certain égard, faire penser à la géométrie de nombreux plans d’Ozu, comme par exemple dans Bonjour (1959). Mais Woody Allen innove en introduisant dans le plan un élément fondamental, un facteur de rupture, qui contraste avec l’intangibilité des lignes géométriques : la nervosité d’Isaac, qui se traduit à l’écran par une mobilité effrénée. Plus loin dans le film, on pourra observer une très intéressante utilisation par Woody Allen de la disposition des pièces de l’appartement d’Isaac : le mur, occupant la moitié de l’écran, représente symboliquement la distance qui sépare Mary d’Isaac.
Isaac Davis
Dans la plus célèbre séquence du film, l’on peut voir Mary et Isaac qui devisent, à l’aube, sur un banc en contrebas du pont de Brooklyn. Woody Allen, jouant alors sur la profondeur de l’image, expose le véritable sujet du film, à savoir, derrière l’idylle de Mary et d’Isaac, le poème symphonique qu’il dédie à New York. Dès le début du film, la mesure est donnée : des images de la ville se succèdent, au son de Rhapsody in Blue de Gershwin, des immeubles, un stade, des rues, un feu d’artifices, à tel point que Manhattan devient un véritable personnage.
Plus loin, la scène à mon sens la plus belle du film rend parfaitement compte de cette originalité : Emily et Yale, de retour d’un week-end à la campagne, regagnent New York. La nuit est en train de tomber. On voit leur automobile quitter l’autoroute et, lentement, emprunter la bretelle de sortie, le long de l’eau. Malgré le fait que les personnages sont éloignés et apparaissent à peine à l’écran, on les entend néanmoins très distinctement discuter : Yale invente des histoires pour pouvoir rejoindre son amante, Mary. Ici, Woody Allen a ménagé un effet particulier, une sorte de décalage entre l’image (éloignée) et le son (rapproché). Par cet artifice, le réalisateur parvient à donner l’impression que New York prend vie et que la discussion, malgré les voix reconnaissables d’Emily et de Yale, provient d’un dialogue entre l’automobile, les buildings, la route, la ville, le fleuve.

Aujourd'hui - Alain Gomis (2013)


Aujourd’hui du réalisateur français-sénégalais Alain Gomis est un film à la beauté crépusculaire et déroutante, un voyage initiatique emprunt de vitalité où le tragique et la gravité côtoient la joie et l’émerveillement, le tout semé d’images contemplatives dont la pureté fait jaillir des sensations. Le récit fictionnel ici se développe et s’étoffe en se confrontant avec le réel, avec les bruits de la ville, le mouvement des êtres, dans la singularité du moment présent.

Comme le veut la tradition, et en écho au carton qui ouvre le film (« Par ici, il arrive que la mort prévienne de sa venue ») Satché, un jeune homme et père de famille a été choisi : aujourd’hui, il doit mourir. Le film s’attache à montrer la dernière journée de cet homme en proie à son destin, telle un chemin de croix, d’un quartier à l’autre de Dakar, au gré de ses échanges, rencontres et retrouvailles avec ses amis, sa famille.

Dès le départ marqué d’une dimension tragique, le film, comme en contrepoint, prend pourtant très vite une autre tournure à l’atmosphère festive, dans une séquence mémorable, presque surréaliste, comme on n’en a rarement vu au cinéma : Satché sort de la maison où sa mort vient d’être annoncée, et une foule de personnes qui lui sont familières se pressent à sa rencontre, l’acclament, chantent, lui offrent des cadeaux tandis qu’ils défilent tous ensemble dans la rue. L’annonce de la mort prend à cet instant un tout autre visage. Satché continuera ensuite son ultime parcours, partagé entre le sentiment d’euphorie du moment présent et accablé par sa mort prochaine. 

Comme précisé d’entrée de jeu, une des richesses du film réside dans la rencontre qui est faite entre la fiction et une approche documentaire, sous forme de portrait urbain. Satché, incarné par le poète et musicien Saul Williams, est dans plusieurs séquences entouré par la foule bouillonnante et bruyante dans les rues de Dakar. Il est filmé tantôt en gros plan tantôt en  plan rapproché. Et au creux de son visage à la fois impassible et signifiant, les yeux grands ouverts sur le monde, on peut lire la détresse qui le submerge mais aussi et surtout la profonde attention qu’il semble donner à ce monde qui l’entoure : il est un être à l’affût, qui semble happé par la vision de chaque chose, de chaque être mouvant ou dansant, par l’écoute de chaque bruit.


Une séquence emblématique du film Oslo, 31 août de Joachim Trier ainsi qu’une autre de Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard peuvent être mises en relation avec celles où Satché est aux aguets. Ces deux séquences montrent toutes deux un être isolé assis à la table d’un café. Chez Trier, le personnage, regardant et écoutant, enregistre successivement l’ensemble des conversations qui jaillissent autour de lui. Chez Godard, au travers d’un montage d’images plus composite et hétérogène, accompagné en voix off par un texte de Nietzsche, le personnage croise le regard de sa voisine sur la table d’à côté plus d’une fois, tandis que la caméra continue ensuite « sa route » en très gros plans sur une tasse de café, le liquide tournoyant à l’intérieur.

Olso, 31 août - Joachim Trier (2011)
Trier et Godard, dans ces deux séquences à la mise en scène bien différente, qui expriment ici davantage par le texte que par les images, filment ainsi aussi des personnages qui sont à l’affût du monde qui les entoure. Et cette phrase tirée de la voix off de la séquence du film de Godard de résonner aussi bien dans le film de Gomis que celui de Trier : « Il faut que j’écoute, il faut que je regarde autour de moi plus que jamais, le monde, mon semblable, mon frère. »

Deux ou trois choses que je sais d'elle - Jean-Luc Godard (1967)
Dans Aujourd’hui, une série d’images du quotidien prises à la dérobée nous sont ainsi montrées au travers du regard de Satché : des enfants qui dansent, un couple qui marche dans la rue et dont le regard de la femme, piqué au vif par la caméra, étincelant, répond à celui de Satché, une foule qui manifeste, des gens qui se querellent, du mouvement, du rythme, des images colorées pleines de vie.

Ces images rythmées, vues à travers le prisme du regard de Satché, sont traversées également par un autre souffle qui vient amplifier encore davantage leurs présences, leurs couleurs et leurs forces de contemplation : en effet, elles sont celles que Satché voit pour la dernière fois, partagées avec nous dans le surgissement du moment présent.

Gomis, lors de la traversée initiatique et lumineuse de son personnage dans les rues de Dakar, s’attarde également sur l’expression des corps, filmés souvent en gros plans : en ouverture du film, gros plan sur l’œil de Satché qui s’ouvre le matin puis qui dans une dernière image, frémissant, se referme. Gros plans sur des pieds dansant, des mains, sur tout le corps de Satché étendu sur le sol, balayé de lumière et caressé par les mains du grand homme philosophe, qui le lave de ses impuretés dans une des plus belles séquences du film.


Dans la dernière partie du voyage, lorsque Satché est au côté de sa femme et de ses enfants, les corps sont filmés davantage dans la durée, un ralenti « accompagnant » l’expression visuelle d’une gestuelle comme pour mieux ralentir le temps qui passe, dilater le présent avant son évanouissement de l’autre côté du monde. Ainsi, dans l’ultime plan, l’œil de Satché tressaillit avant de s’éteindre à jamais, car en effet, seul compte la force de la vision du moment présent, et son balbutiement.

Love is Strange - Ira Sachs (2014)



Après son très beau et torturé Keep the Lights on, Ira Sachs réalise Love is Strange, un film lumineux et délicat, d’une grande profondeur émotionnelle. Love is Strange tire sa force non seulement de l’interprétation sincère et sobre de son magnifique couple d’acteurs, John Lithgow et Alfred Molina, mais également d’une mise en scène imprégnée de fluidité et d’évanescence où le temps de l’histoire, parfois, se suspend pour mieux en cerner les contours. En écho au titre du film, la primauté est donnée à l’amour et à son étrangeté.

Ben et George qu’interprètent Lithgow et Molina, sont deux hommes âgés new-yorkais, le premier est peintre, le second musicien. Après plusieurs décennies de vie en commun, ils prennent la décision de se marier. Si le mariage a bien lieu, George en paie ensuite le prix lorsqu’il perd son travail de professeur de musique dans une école catholique où il exerce. En effet, le récent engagement d’amour de George vient se heurter à la pensée cléricale dominante telle qu’elle prévaut dans l’établissement scolaire.

On apprend alors que les deux hommes, qui ne peuvent plus subvenir indépendamment à leurs besoins, doivent vendre leur appartement. Le temps de retrouver une habitation qui soit abordable, Ben et George se séparent ainsi malgré eux, dans la distance. Ben est hébergé chez Elliot et Kate, son neveu cinéaste et sa femme écrivaine, qui ont tous deux un fils, Joey. George, lui, vit désormais chez un jeune couple de voisins et amis policiers. Cependant, la vie harmonieuse des deux hommes, désormais déplacée dans leurs deux logis respectifs séparés, appartements new-yorkais exigus, est mise à mal. Ben occupe trop de place chez Elliot et Kate là où George a du mal à s’adapter au milieu festif et communautaire dans lequel il vit, à mille lieux de son mode de vie insufflé de musique classique.


Comme le souligne Nicholas Elliott dans sa critique consacrée au film dans les Cahiers du cinéma, les liens et rapports entre les personnages semblent davantage s’exprimer au travers de leurs regards que par la parole, au moyen de champs contrechamps habilement construits. Ce qui renforce naturellement l’identification du spectateur. Ainsi, ces regards échangés ou non entre les personnages au-dedans des images, en « trompe l’œil », à la dérobée, ou de plein fouet, participent à créer tantôt une forte tension émotionnelle, tantôt un sentiment d’isolement vécu chez celui qui est filmé.

Ainsi, lorsque George rejoint Ben chez lui, Ira Sachs filme frontalement les deux hommes s’étreignant, dans un moment qui est peut-être celui le plus bouleversant du film, tandis qu’il filme ensuite en contrechamp Elliot et Kate, leurs regards à la fois désemparés et compréhensifs. Au travers de cet échange de regards, auquel le spectateur est pleinement convié, « l’effet identificatoire » surgit, dans une certaine retenue, pour mieux nous émouvoir, mieux nous faire ressentir l’étrangeté de l’amour, puissant, qui unit Ben et George. Le film est nappé presque constamment de compositions musicales de Chopin. Lors de la séquence du concert, Ira Sachs se détache des visages filmés en gros plan de son couple de personnages pour capter successivement d’autres visages et regards inconnus. Des visages multiples s’offrent ainsi à nous, porteurs chacun d’un regard singulier à la palette d’émotions différentes.

Or cette appropriation et ce dévoilement du regard se donnent à voir et sentir différemment dans une autre séquence, elle aussi, bouleversante : George écoute une de ses élèves jouer du Chopin, la musique est diégétique de nouveau, et tandis qu’il est submergé par l’écoute, son regard abattu, capté de profil sur son visage, tend vers un ailleurs, passe au delà des quatre murs de cette pièce cloisonnée, pour être pris ensuite en relais par sa voix off.

                           

Ira Sachs, il le revendique lui-même, a été influencé notamment par Ozu lors de la réalisation de son film, et plus spécifiquement par son chef d’œuvre Voyage à Tokyo. Aussi bien au niveau du contenu, les liens intergénérationnels et familiales, les principes de transmission et de filiation qu’au niveau formel, l’étonnante durée de certains plans et surtout la présence de plans d’ensemble fixes, des plans « vides » de la ville de New-York pris du toit où Ben peint son ultime peinture, et qui montrent le soleil qui se couche. Ces plans orangés donnent du souffle au film autant qu’ils cristallisent le passage du temps.

Car en effet, amorcées notamment par ces vues urbaines tantôt colorées tantôt non, quelques ellipses sont apposées délicatement au fil du récit et elles participent à donner la primauté à l’amour et à son étrangeté, à la vie plutôt qu’à la mort. Et lorsque Joey s’élance sur son skateboard en compagnie de sa copine dans les rues de Manhattan, les rayons du soleil couchant dardent plus que jamais. La vie continue, l’amour, lui, est toujours là, éternel.

Belle de jour - Luis Buñuel (1967)

Dans Belle de jour, Buñuel, au gré de la trajectoire de son personnage et de ses rencontres, n’a de cesse tout au long du film, de se faire côtoyer et entremêler sensiblement la réalité et le rêve. Sa mise en scène, hétérogène et en rupture, balancée vers un état de la perception à l’autre, brouille dès le début de l’intrigue l’apparente continuité du récit. La construction de l’histoire devient complexe et signifiante par la multiplication d’interprétations possibles que peut envisager le spectateur. Il semble peu aisé pour lui d’identifier d’emblée des liens organiques d’une image à l’autre, d’un son à l’autre, d’établir des résonances à partir de ce qui est montré.


Séverine et Pierre, jeune couple marié, ne parviennent pas à trouver un équilibre harmonieux dans leur relation. Ils retrouvent à la montagne Renée, l’amie de Séverine ainsi qu’Henri Husson, son compagnon. Ce dernier, campé par Piccoli, est un être séducteur et manipulateur qui va donner à Séverine l’adresse d’une maison close, chez madame Anaïs. Séverine, d’abord fragilisée à l’idée d’y travailler, finit par s’y rendre quotidiennement de 14h à 17h. Sous le nom de Belle de jour, elle se donne notamment à un voyou du nom de Marcel qui ne tarde pas à tomber amoureux d’elle ainsi qu’à un Asiatique enveloppé qui détient une étrange boîte à musique. Marcel décide de tuer Pierre, le blesse gravement, le rendant par la suite handicapé et aveugle tandis que tentant de s’enfuir, il succombe aux balles de la police.

Dans la première séquence de Belle de jour, Buñuel expose d’entrée de jeu l’ambigüité et la complexité des liens qui relient Séverine et Pierre, entre froideur et tendresse. Ils sont tous deux dans un carrosse conduit par deux cochers qui emprunte un sentier bordé d’arbres. Le bruit des cloches du carrosse se fait entendre.


Première séquence matricielle, car en effet, tel un surgissement, l’étrangeté, accompagnée ici d’une violence sourde, prend très vite le pas sur l’exposition concrète des sentiments du couple. Pierre ordonne à Séverine de sortir du carrosse ; elle se fait tirer au sol puis pendre à un arbre. Pierre somme ensuite les deux cochers de la fouetter, puis donne sa femme à l’un des deux. Tel un basculement, le fantasme fait son entrée dans cet univers diégétique troublant.

Ainsi, la séquence qui suit, comme en contrepoint vis-à-vis de celle qui précède, est dès lors maintenant du côté de la « réalité » : Séverine et Pierre sont chacun dans leurs lits respectifs, parlent peu. Séverine dit à Pierre qu’elle vient de les rêver tous deux sur un carrosse, sans lui préciser le défilement détaillé de sa pensée rêvée et fantasmée, le ressenti qu’elle éprouve après coup. L’esprit psychanalytique et traumatique de Séverine, en phase de devenir Belle de jour, est en pleine maturation.

Cet enchevêtrement de la réalité et du rêve, ce cheminement presque initiatique, l’on pourrait dire de Séverine prend sens, inexorablement, dans l’ « identité » que porte chacun des protagonistes du film, et plus précisément dans le lien fragile qui unit les êtres. Pierre, médecin, peu présent, distant, ne parvient pas à combler les attentes de sa femme, ou plutôt serait-ce elle qui ne parvient pas à se donner à lui, par des traumatismes inexplicables de son enfance ?

Paradoxalement, Belle de jour, au travers de ses expériences vécues chez madame Anaïs, vit certains de ses fantasmes mais aussi et surtout se rapproche de Pierre par la pensée, ressent davantage l’amour qu’elle porte pour lui.Tandis que Marcel le voyou, éperdument amoureux de Belle de jour veut la posséder, le personnage d’Henri Husson apparaît plus complexe et ambigu : il semble vouloir mettre Belle de jour face à ses propres tourments.


Tout au long du film, les pensées troublées de Belle de jour, tissées de fantasmes, et la réalité ne cessent d’entrer en résonance. Le son des cloches du carrosse trouve une vie concrète dans les mains de l’Asiatique manipulant sa boîte à musique. Autre indice, mais où là le réel va déboucher sur une sombre prémonition : Pierre ressent un étrange sentiment à la vision d’une chaise roulante. Plus encore, l’ultime séquence finale, comme en écho à la première initiale, viendra cristalliser cette frontière poreuse qui sépare le rêve de la réalité.

La chamade - Alain Cavalier (1968)

Avant de s’adonner à une forme de cinéma plus personnelle, plus minimaliste, Alain Cavalier a adapté un roman de Françoise Sagan en 1968. Film à la narration fluide et au charme immédiat, La chamade est le récit de la valse-hésitation amoureuse de Lucile entre Charles et Antoine.

Lucile (Catherine Deneuve), jeune femme frivole et dont la musique primesautière qu’elle écoute distraitement à la radio, en début de film, donne la mesure de la gaieté, forme un couple avec Charles (Michel Piccoli), un homme d’affaires bien introduit dans les cercles mondains parisiens. Lors d’une soirée, Lucile s’éprend d’Antoine (Roger Van Hool), le nouvel amant de Diane (Irène Tunc, la compagne d’Alain Cavalier, célébrée dans Irène), une amie du couple. Les après-midis suivants, l’appartement d’Antoine, dans les combles, abrite leurs ébats clandestins. Le soir, dans la belle société où tous ces personnages se rencontrent, Lucile fait mine de rien. Sommée par Antoine de choisir entre Charles et lui, Lucile, après bien des atermoiements, annonce à Charles qu’elle le quitte.

Antoine, Diane et Lucile : une comédie

Au travers d’une mise en scène légère et envolée, Alain Cavalier met en valeur l’insouciance de la vie de Lucile, insouciance zébrée de moments de gravité. Lucile suit sa trajectoire en toute spontanéité, en l’absence du moindre calcul. De l’autre côté, bien que frivole, elle assume ses choix. C’est là un très beau rôle de Catherine Deneuve, celui d’une femme libre et oisive avec, en toile de fond, la bourgeoisie de la fin des années soixante, que Sagan et Cavalier dépeignent avec attendrissement et lucidité.

Dans l’ensemble, Alain Cavalier fait la part belle aux visages, avantageusement éclairés et, plus encore qu’aux visages, aux regards des protagonistes, dont il fait un motif récurrent de La chamade. Certains moments clés du film ceux où, au milieu de la foule d’un théâtre, d’un restaurant ou encore d’une soirée, des regards muets sont jetés tour à tour par Lucile, Charles ou Antoine. Ce faisant, les amants se trahissent et se mettent à nu. C’est ainsi qu’à deux reprises, Charles parvient à déceler dans les yeux de Lucile le trouble qu’elle ressent à la vue d’Antoine. A la soirée donnée par Diane, le regard d’Antoine va de Lucile à Charles. Sans qu’un mot n’ait été prononcé, sa jalousie est exposée.

Lucile, ici mais ailleurs

Outre ce jeu de regards signifiants, d’autres éléments sont mis en valeur au gré du récit. Généralement, les sons sont ainsi comme étouffés : Alain Cavalier, sans crier gare mais avec une délicatesse infinie, se concentre sur la conversation des protagonistes et, en un tour de passe-passe, réduit le reste de la scène et le monde alentour à l’état de banalités. Cette méthode trouve son achèvement dans une scène où Lucile et Charles reviennent de soirée dans une automobile étrangement silencieuse, sous la pluie : leurs préoccupations et leurs aspirations, leurs pensées secrètes, sont exprimées en voix off, entremêlées de propos anodins qu’ils échangent, tandis que les essuie-glaces balaient le champ.

Cette mise en valeur des images et des sons, sur le plan formel, se conjugue avec les nombreuses ellipses qu’Alain Cavalier ménage tout le long du film. Concourant à la fluidité du récit, ces ellipses sont chaque fois subtilement annoncées, elles se trouvent à l’état de germe dans la scène qui les précède. Au début du film, devant le théâtre, Lucile, Charles, Antoine et leurs amis mondains devisent sur un banc. Troublée, Lucile n’a d’yeux que pour Antoine qui, de l’autre côté de la rue, commande des cigarettes au comptoir d’un bar. Ce regard coupable n’échappe pas à Charles, que l’on voit inquiet. La bande se rend ensuite au restaurant, et c’est alors que survient l’ellipse. Plus tard, on apprendra de la bouche de Charles que Lucile a pris soin de ne jamais regarder Antoine de la soirée, signe même de l’attraction amoureuse qui est en train de naître.

Lucile, hypnotisée

Ces quelques trouvailles constituent, il me semble, une belle ingéniosité de la part d’Alain Cavalier qui, s’emparant du roman éponyme de Françoise Sagan, parvient à en faire un véritable objet cinématographique.

Cœurs - Alain Resnais (2006)

Cœurs est un film neigeux et mélancolique, bien qu’à certains moments parsemé de fantaisie joyeuse et d’humour enchanteur, où la douleur et la tristesse rôdent au détour des plans et des regards des personnages, inertes et livides, et où les cœurs chavirent, à l’abandon, pris de vertiges. Resnais y construit une série de tableaux autour des thèmes de l’amour, de la rupture du lien relationnel et de la solitude. Des tableaux où l’art théâtral, comme dans la plupart des derniers films du cinéaste, n’est jamais loin, mais toujours contrebalancé par la forme filmique, foncièrement inventive et originale.

Thierry, agent immobilier, fait visiter des appartements à Nicole et Dan, un couple au bord de la rupture. Lionel, officie quant à lui comme barman dans un hôtel, et sert de l'alcool au désorienté Dan. Charlotte, qui n’est autre que la collègue de Thierry à l’agence, étrange femme férue de religion, lui prête de mystérieuses cassettes vidéo. Charitable, elle s’occupe du père de Lionel, Arthur, un senior malade, au parler pour le moins osé.

Cœurs préfigure Les Herbes Folles, qui sera un film encore plus fantasque et débridé, par l’importance plus grande que le cinéaste donne désormais à la lumière artificielle et aux couleurs chaudes héritées du théâtre. Pensons par exemple au bar de l’hôtel dans lequel travaille Lionel et où se rend quotidiennement Dan, bercé de rouge et de bleu. Les couleurs de ce lieu entrent en opposition avec la blancheur et la noirceur du logis de Thierry et de sa sœur Gaëlle, ou encore de celui de Lionel, mais aussi et surtout avec la blancheur de la neige, aussi froide qu’elle peut parfois être facteur d’émerveillement. Dans Cœurs, plus encore qu’un élément naturel, elle est, ni plus ni moins, un ressort poétique, c’est elle qui sert de liant pour passer d’une situation à l’autre, d’un tableau au suivant. La neige apparaît ainsi en fondu enchaîné, venant remplacer délicatement l’image présente et faisant apparaître une nouvelle. Elle est aussi, plus spécifiquement, un révélateur de sentiments, productrice de sensations, matérialisation d’un état d’esprit.


Cette mise en scène fantaisiste, tantôt hivernale, tantôt chaude, colorée à souhait, non réaliste à bien des égards, est renforcée paradoxalement par la tristesse des histoires des personnages, cousues et décousues. Thierry, Dan, Lionel, Nicole et Gaëlle sont en perte de repères tandis que Charlotte semble avoir trouvée dans la foi, sinon un équilibre fragile, du moins une forme d’échappatoire. C’est là la grande habilité de Resnais, cinéaste moderne plus que jamais, de troubler les codes du film choral classique (comme il l’avait déjà fait auparavant et d’une manière bien singulière dans On connaît la chanson), à briser volontairement les frontières entre les contenus, les tableaux dramatiques et la forme filmique, à les faire interagir en jouant sur les contraires, pour mieux explorer les sentiments de ces personnages. Ainsi, pour le cinéaste, puiser de la profondeur au cœur de l’artificialité apparente reviendrait à renforcer la matière même des choses et des sentiments, des êtres. Jouer sur les contrastes, faire ainsi se côtoyer l’anti et/ou sur -réalisme- par des échappées plastiques et formelles qui irradient l’image, faire rencontrer le chaud et le froid, la vie et la mort. Resnais, pinceau à la main, superpose ainsi avec malice contenu et forme, profondeur du tableau et couleurs et, dans un même élan, se plaît à créer constamment dans l’intrigue des basculements, des surprises, des moments de vif bonheur et de profonde tristesse, ressentis par ses personnages.

Cette mise en scène foisonnante s’échafaude et s’exprime également au travers de la création de l’espace à l’image, ou plutôt des espaces. En effet, les personnages vivent dans des lieux cloisonnés qui renforcent leur solitude. Les bureaux de Thierry et Charlotte sont séparés par une vitre. Lionel, caché dans son bar derrière un rideau, tend l’oreille pour écouter la conversation de Dan et Gaëlle. Ce ne sont plus les personnages qui semblent occuper l’espace ou se l’approprier, mais c’est l’espace qui les enveloppe, les enferme. La neige, elle, à l’extérieur ne cesse de tomber, s’invitant même à l’intérieur sur la table chez Lionel, dans la plus belle des échappées du film.


Lorsque Lionel se livre à Charlotte se produit un basculement par le raccord dans l’image, la main de Charlotte vient se poser sur celle de Lionel, toutes deux enneigées, tandis que le bruissement du vent, hors champ, se fait entendre. Dans cet instant prégnant créé par le surgissement de l’image et sa profondeur visuelle, jaillissent des sensations, ça brûle, ça glace. La neige vient comme révéler leurs sentiments, donner matière à leurs effleurements, à leurs corps fragiles et solitaires, baignés chacun d’eux par un feu de l’enfer, une profonde mélancolie, et qui soudain rafraichis par la neige, le cœur battant, ne demandent qu’à s’éteindre.

The Master - Paul Thomas Anderson (2012)

Freddie, jeune vétéran, revient en Californie après avoir combattu dans le Pacifique. Traumatisé par la guerre, en proie à la solitude, instable, violent, alcoolique, il tente, sans succès, de se réinsérer dans la société. Dans sa fuite vers l'avant, de l'espace clos d'une chambre noire où il distille de l'alcool à sa course effrénée dans un champ qui semble infini - magnifique plan du film -, il finit par se calfeutrer dans un bateau qui prend le large vers New York. Freddie rencontre Lancaster Dodd, "the master", gourou manipulateur lunatique à la tête d'une secte dans la lignée de la scientologie. L'énigmatique et fragile Freddie, "objet" de la psychanalyse du master, ne tarde pas à être pris sous son aile.

Avec The Master, Paul Thomas Anderson réalise une œuvre aux multiples coupures narratives, bifurcations et moments d'arrêt, et où l'intensité dramatique en apparence peu présente, donne à voir et à sentir une mise en scène assez classique. A l'inverse de ce dernier film, Magnolia et There will be blood étaient des fresques dramatiques par trop boursouflées de lyrisme ou de montées d'adrénaline par climax, ce qui manquait sensiblement d'air, de fraîcheur, d'arrêts, d'accalmie, de détournements. En ne donnant pas la primauté à de grandes scènes dramatiques, mais en construisant son récit avec une certaine parcimonie, dans un souci d'une recherche de fluidité, The Master apparaît comme un tour de force dans la filmographie du réalisateur, aujourd'hui cinéaste emblématique du cinéma américain contemporain, aux côtés notamment d'un certain James Gray.




Il émane de certaines images du film une lumineuse et étrange beauté. Ainsi, un plan filmé en plongée de la mer où l'écume créée des formes circulaires par le mouvement du navire, provoque visuellement des sensations qui touchent à l'onirisme. La mer d'un bleu azur est renversante de beauté. Et à cette beauté du visuel se mêle celle, profonde, d'une peinture bleutée, du rêve, du mouvement. Un mouvement qui est ondulé, circulaire, instable à l'image de la trajectoire sinueuse et peu assurée de Freddie, pris dans des élans de violence ou d'abandon de son corps lors desquels son visage exprime sans cesse par les yeux, le regard, la bouche.

En effet, The Master, au delà de sa construction dramaturgique bien ciselée par là même qu'elle est désordonnée et parsemée de "trous", de "béances" narratives, est aussi et avant tout un film sur deux personnages, deux acteurs au sommet : Joaquin Phoenix incarne magistralement Freddie tandis que le regretté Philip Seymour Hoffman campe le rôle de l'intransigeant master, Lancaster Dodd. Le film se penche ainsi avant tout sur la rencontre et la relation entre ces deux personnages, et n'entend donc pas opérer une étude méticuleuse de la mouvance scientologique de l'après-guerre. Paul Thomas Anderson filme son couple d'acteurs dans des champs contre-champs desquels émane, de leurs échanges hypnotisants, une dimension proprement onirique, et une brèche s'ouvre sur le passé de Freddie, entre tension et émotion, stupeur et poésie imagée.

Nappé des compositions musicales très riches et obsédantes de Jonny Greenwood, entre rêve et réalité, Freddie avance, prend la fuite, les pieds sur terre ou au bord du vide, surplombant la mer, sans cligner des yeux.



Stromboli - Roberto Rossellini (1950)

Karen (Ingrid Bergman), Lituanienne d’origine, a dû quitter son pays en raison de l’occupation nazie. Elle se retrouve en Italie, dans le camp pour réfugiés de Farfa. En vue d’échapper à son triste sort, elle accepte la demande en mariage d’Antonio, un jeune soldat italien originaire de Stromboli, une petite île volcanique au large des côtes siciliennes.

Dès qu’elle pose le pied sur l’île, Karen est la proie d’une grande désillusion : Stromboli est à peu près désertée par le genre humain. Les pauvres hères qui y vivent aspirent pour la plupart à s’en échapper. L’île, surplombée par un volcan somnolent, menaçant, est noire et poussiéreuse. Le retour sur le continent s’avérant impossible, faute d’argent, Karen se résout provisoirement à son sort.

Karen est issue d’un autre milieu que celui de ces frustes pêcheurs, qui ne connaissent de monde que leur terre natale couverte de cendres. Son besoin de confort matériel contraste durement avec la simplicité et la précarité de la vie insulaire. Incapable de s’intégrer, elle se heurte à un obstacle après l’autre, et doit endurer, au quotidien, les regards et l’attitude hostiles des habitants de l’île. Ceux-ci n’éprouvent pas la moindre compassion pour une créature dont l’élégance et le comportement sont en décalage avec la morale stricte de leur société traditionnelle. L’ouverture d’esprit nécessaire pour s’ouvrir à l’altérité leur fait défaut. Karen, capricieuse et volage, refuse quant à elle d’adapter un tant soit peu son attitude aux standards de sa terre d’exil. Tous sont des pécheurs, à leur manière.


Film phare du néo-réalisme italien, dont les hérauts – Visconti, De Sica, pour ne citer qu’eux – ont essaimé en Italie aux alentours de la moitié du siècle dernier, Stromboli recèle de superbes plans, où l’authenticité, le réalisme des scènes de vie – singulièrement des activités de pêche au large des côtes de l’île – filmées par Rossellini le disputent à la poésie qui y affleure. « La mer, la mer, toujours recommencée » est, dans Stromboli, immense, qui dénie toute perspective heureuse aux habitants de l’île. Entretemps, les vagues érodent patiemment le rocher insulaire.

Ce qui est incroyable dans Stromboli, c’est la manière dont Rossellini prouve que le cinéma, dont l’axiome principal se résume pourtant en une reproduction fidèle, mécanique, du réel, peut exprimer une certaine transcendance à l’écran. Ceci se produit de la plus belle des manières à la fin du film.


Karen, qui porte l’enfant d’Antonio, n’en peut un jour plus de cette vie, et décide de rallier le continent. Dans le plus grand secret, elle gravit la montagne volcanique qui la sépare du port duquel elle pourra enfin quitter ce lieu inhospitalier. Au sommet de Stromboli, Karen, en plein désespoir, invoque Dieu et s’écroule de fatigue. Elle se réveille le lendemain et, changeant complètement de regard sur la nature qui l’entoure, lui trouve une beauté infinie. C’est précisément à cet instant que la pellicule exsude la transcendance et que, dans le changement d’attitude de Karen causé par l’intervention divine – que l’on devine, sans la voir –, l’extrait de l’Epître de Paul aux Romains, cité en ouverture du film, prend tout son sens : « Je me suis manifesté à ceux qui ne Me cherchaient pas. »

Autrement dit, pour évoquer l’idée de Dieu, Rossellini met en scène l’humanité après la Chute, là où d’autres cinéastes prennent le parti de représenter la divinité elle-même – It’s a Wonderful Life, de Frank Capra, où un ange apparaît à George Bailey (James Stewart) pour le sauver – ou le miracle – la résurrection dans Ordet, de Carl Theodor Dreyer –, ou encore de représenter la nature en tant qu'elle est habitée par la divinité – on pense tout spécialement à To the Wonder, de Terrence Malick.