Aujourd'hui - Alain Gomis (2013)


Aujourd’hui du réalisateur français-sénégalais Alain Gomis est un film à la beauté crépusculaire et déroutante, un voyage initiatique emprunt de vitalité où le tragique et la gravité côtoient la joie et l’émerveillement, le tout semé d’images contemplatives dont la pureté fait jaillir des sensations. Le récit fictionnel ici se développe et s’étoffe en se confrontant avec le réel, avec les bruits de la ville, le mouvement des êtres, dans la singularité du moment présent.

Comme le veut la tradition, et en écho au carton qui ouvre le film (« Par ici, il arrive que la mort prévienne de sa venue ») Satché, un jeune homme et père de famille a été choisi : aujourd’hui, il doit mourir. Le film s’attache à montrer la dernière journée de cet homme en proie à son destin, telle un chemin de croix, d’un quartier à l’autre de Dakar, au gré de ses échanges, rencontres et retrouvailles avec ses amis, sa famille.

Dès le départ marqué d’une dimension tragique, le film, comme en contrepoint, prend pourtant très vite une autre tournure à l’atmosphère festive, dans une séquence mémorable, presque surréaliste, comme on n’en a rarement vu au cinéma : Satché sort de la maison où sa mort vient d’être annoncée, et une foule de personnes qui lui sont familières se pressent à sa rencontre, l’acclament, chantent, lui offrent des cadeaux tandis qu’ils défilent tous ensemble dans la rue. L’annonce de la mort prend à cet instant un tout autre visage. Satché continuera ensuite son ultime parcours, partagé entre le sentiment d’euphorie du moment présent et accablé par sa mort prochaine. 

Comme précisé d’entrée de jeu, une des richesses du film réside dans la rencontre qui est faite entre la fiction et une approche documentaire, sous forme de portrait urbain. Satché, incarné par le poète et musicien Saul Williams, est dans plusieurs séquences entouré par la foule bouillonnante et bruyante dans les rues de Dakar. Il est filmé tantôt en gros plan tantôt en  plan rapproché. Et au creux de son visage à la fois impassible et signifiant, les yeux grands ouverts sur le monde, on peut lire la détresse qui le submerge mais aussi et surtout la profonde attention qu’il semble donner à ce monde qui l’entoure : il est un être à l’affût, qui semble happé par la vision de chaque chose, de chaque être mouvant ou dansant, par l’écoute de chaque bruit.


Une séquence emblématique du film Oslo, 31 août de Joachim Trier ainsi qu’une autre de Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard peuvent être mises en relation avec celles où Satché est aux aguets. Ces deux séquences montrent toutes deux un être isolé assis à la table d’un café. Chez Trier, le personnage, regardant et écoutant, enregistre successivement l’ensemble des conversations qui jaillissent autour de lui. Chez Godard, au travers d’un montage d’images plus composite et hétérogène, accompagné en voix off par un texte de Nietzsche, le personnage croise le regard de sa voisine sur la table d’à côté plus d’une fois, tandis que la caméra continue ensuite « sa route » en très gros plans sur une tasse de café, le liquide tournoyant à l’intérieur.

Olso, 31 août - Joachim Trier (2011)
Trier et Godard, dans ces deux séquences à la mise en scène bien différente, qui expriment ici davantage par le texte que par les images, filment ainsi aussi des personnages qui sont à l’affût du monde qui les entoure. Et cette phrase tirée de la voix off de la séquence du film de Godard de résonner aussi bien dans le film de Gomis que celui de Trier : « Il faut que j’écoute, il faut que je regarde autour de moi plus que jamais, le monde, mon semblable, mon frère. »

Deux ou trois choses que je sais d'elle - Jean-Luc Godard (1967)
Dans Aujourd’hui, une série d’images du quotidien prises à la dérobée nous sont ainsi montrées au travers du regard de Satché : des enfants qui dansent, un couple qui marche dans la rue et dont le regard de la femme, piqué au vif par la caméra, étincelant, répond à celui de Satché, une foule qui manifeste, des gens qui se querellent, du mouvement, du rythme, des images colorées pleines de vie.

Ces images rythmées, vues à travers le prisme du regard de Satché, sont traversées également par un autre souffle qui vient amplifier encore davantage leurs présences, leurs couleurs et leurs forces de contemplation : en effet, elles sont celles que Satché voit pour la dernière fois, partagées avec nous dans le surgissement du moment présent.

Gomis, lors de la traversée initiatique et lumineuse de son personnage dans les rues de Dakar, s’attarde également sur l’expression des corps, filmés souvent en gros plans : en ouverture du film, gros plan sur l’œil de Satché qui s’ouvre le matin puis qui dans une dernière image, frémissant, se referme. Gros plans sur des pieds dansant, des mains, sur tout le corps de Satché étendu sur le sol, balayé de lumière et caressé par les mains du grand homme philosophe, qui le lave de ses impuretés dans une des plus belles séquences du film.


Dans la dernière partie du voyage, lorsque Satché est au côté de sa femme et de ses enfants, les corps sont filmés davantage dans la durée, un ralenti « accompagnant » l’expression visuelle d’une gestuelle comme pour mieux ralentir le temps qui passe, dilater le présent avant son évanouissement de l’autre côté du monde. Ainsi, dans l’ultime plan, l’œil de Satché tressaillit avant de s’éteindre à jamais, car en effet, seul compte la force de la vision du moment présent, et son balbutiement.

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