Gräns - Ali Abbasi (2018)

Récompensé au dernier festival de Cannes du prix « Un certain regard », inspiré d’un roman de John Ajvid Linqdvist, Gräns d’Ali Abbasi est une oeuvre profondément singulière et déroutante qui met en scène la rencontre troublante en Suède d’un couple énigmatique.



Les deux personnages sont dotés d’une ossature physique à l’apparence originelle repoussante, proche de ces créatures fantastiques que sont les Trolls, et pourvus de pouvoirs surnaturels. Tina travaille comme douanière et possède le don extraordinaire de détecter, par son flair, les sentiments de nervosité et de peur des passagers qui défilent à son poste de contrôle, et donc ce qu’ils cachent. Un jour, elle tombe sur Vore, qui lui ressemble fortement : mêmes traits tirés, même visage rude et cabossé. Et le trouble a lieu, dans un sentiment partagé entre attirance naturelle et répulsion. Tina et Vore vont petit à petit s’apprivoiser, Tina découvre sa sexualité et ce puissant amour déclenche en elle une réflexion contrariée, de plus en plus douloureuse, sur son identité et ses origines. D’où vient-elle, elle qui ne peut donner la vie ? Dans un même élan, une autre intrigue se tisse en parallèle, baignée de relents de pédophilie, qui va se mêler de façon insidieuse, inattendue à la trame principale et à nos personnages.



Un des aspects les plus troublants de Gräns, est certainement cette manière dont le cinéaste filme les corps de Tina et de Vore (aux parties intimes ajustées différemment), s’enlacer à même le sol et se fondre véritablement dans le paysage. Cette séquence d’initiation à la sexualité, au premier regard, peut sembler quelque peu crue. Or elle dégage un certain romantisme. À l’inverse, on éprouve un sentiment de stupéfaction et de terreur lorsque Tina, grognant de rage sur Vore, manque d’imploser. La justesse de l’interprétation des acteurs force ici l’admiration.

La caméra les filme aussi en travelling, courant dans la forêt, épris de liberté, pour finir leur course au milieu d’un lac balayé par une pluie fine, se baignant et s’extasiant de joie. Dans ses plans gorgés de sensations, Ali Abbasi rend grâce à la pureté des éléments naturels. Dans d’autres séquences, Tina semble véritablement communiquer avec les animaux qui l’entourent, dans une parfaite harmonie, tandis que son colocataire passe son temps affalé devant sa télé, enfermé.


Il y a donc bien une forme d’ironie amusée lorsque les plans, pleins d’animalité charnelle, font place à un plan large sur un bateau de croisière où on découvre une scène pour le moins cocasse : Vore se sert tout le saumon sous les yeux ébahis d’une dame qui lui rappelle que la nourriture est pour tout le monde. Deux êtres et deux mondes que tout oppose soudain s’entrechoquent.

Gräns interroge ainsi frontalement mais avec subtilité la frontière fragile entre l’animalité et l’humanité. À une époque où le repli identitaire ne cesse de gagner du terrain, c’est autant la question de nos origines qui est ici posée que celle du regard de l’autre sur soi. Et par son atmosphère troublante, son scénario intelligemment construit, le film échappe à toute catégorisation de genre. La rencontre amoureuse relève du conte fantastique tandis qu’une violence sourde est là et réapparaît sans crier gare, nous rappelant à la dureté d’un monde réel divisé, où le mal règne, et qui remet Tina face à ses responsabilités, à son questionnement le plus essentiel : qui suis-je et d’où viens-je ?



Article publié initialement sur la plateforme Karoo


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire