Ma Loute - Bruno Dumont (2016)




Après la formidable série P’tit Quinquin au travers de laquelle Bruno Dumont a apporté un nouveau souffle à son œuvre rigoureuse et foisonnante, le cinéaste revient avec Ma Loute, un film qui s’inscrit dans le prolongement de la série qui précède par cette manière novatrice et audacieuse, décomplexée, qu’a le cinéaste de faire se côtoyer la comédie, le burlesque et le tragique.

Mais l’œuvre s’inscrit aussi en rupture avec le passé du cinéaste. Depuis Hadewijch en passant par Hors Satan et Camille Claudel 1915, jusqu'à P’tit Quinquin et Ma Loute aujourd’hui, Dumont n’a eu de cesse de contrecarrer nos attentes, de se retrouver là où on ne l’attendait pas. Cette fois, il a choisi de réinventer un passé balnéaire en côte d’Opale : antagonismes sociaux sur fond de Belle Époque et décor couleur sépia. Son cinéma, en mutation constante, s’enrichit des films précédents tout en créant une impulsion nouvelle.

L’intrigue se situe sur la côte d’Opale au tout début du 20e siècle. Les Van Pethegem, riche famille lilloise excentrique, se rendent dans leur villa surplombant la mer. Pour traverser la baie à marée haute, ils embarquent sur une barque conduite par les Brufort, des pêcheurs aux habitudes pour le moins dévorantes. Tandis que plusieurs étranges disparitions ont eu lieu dans la baie et que les détectives Machin et Malfoy mènent l’enquête, le fils aîné des Brufort, Ma Loute, va vivre une relation amoureuse avec l’énigmatique Billie, fille des Van Pethegem.



Les Van Pethegem et les Brufort sont montrés dans leur « folie archaïque ». Machin et Malfoy, les détectives, servent de passeurs entre les deux familles quand ils ne sont pas de « véritables » voyeurs. Menant l’enquête à la dérive, ce duo burlesque fait bien sûr penser comme au mémorable couple Van der Weyden et Carpentier de P’tit Quinquin.

Faire cohabiter les acteurs vedettes que sont Fabrice Luchini, Juliette Binoche ou Valeria Bruni-Tedeschi avec des acteurs amateurs ne surprend pas. On connait l’habitude chez Dumont de briser les frontières conventionnelles du jeu de l’acteur et de se départir de la psychologie. Dans Ma Loute, c’est au profit d’un jeu outré, parfois emphatique, exubérant (chez les Van Pethegem), parfois « brut de décoffrage », sans fioritures (chez les Brufort). On assiste à une forme d’exploration sur le jeu et le maintien du comédien, à l’instar du comportement bouffon, fantasque de Fabrice Luchini ou celui, extravagant, de Juliette Binoche.

Une évolution du jeu de l’acteur se fait jour dans l’œuvre récente de Dumont, un travail de composition, d’expérimentation, dans lequel le mélange des genres prédomine. Ainsi, émaillé de séquences grotesques (certaines moins réussies : parfois la lourdeur guette de même que certaines longueurs), Ma Loute trace un sillon étroit entre recomposition géographique, accents surréalistes, conte et thriller chaloupé.

Dans le drame L’humanité, le corps du personnage de Pharaon de Winter est premier, c’est d’abord lui avec sa fragilité, son immobilité et son épaisseur naturelle qui sent et s’exprime. Le silence s’installe ou une parole survient d’une voix peu assurée, celle de Pharaon, non pas proférée mécaniquement comme un modèle bressonien, mais fragmentée, « susurrée » tout en élans discontinus, faite de murmures, de souffles. Dans Ma Loute, et déjà avant dans P’tit Quinquin, les corps s’expriment prioritairement en mouvement. Les actions des personnages semblent prendre de court le mouvement de leurs paroles.



Bruno Dumont met en scène un tout nouveau type de personnages dans son cinéma. Auparavant, tous ses personnages étaient relativement mutiques. Puis cela a changé avec P’tit Quinquin (les policiers). Les personnages ne se taisent plus, parfois même ils parlent trop. Luchini par le travail sur sa voix, discontinue, fluctuante, donne l’impression à certains moments qu’il chante. Juliette Binoche prend des postures de marionnette. Ma Loute, lui, grogne tandis que Machin fait entendre dans ses chutes tout le poids de son corps. La mise en scène appuie le poids du personnage au moyen d’un travail minutieux sur le son.

Billie, incarné(e) par Raph, semble occuper une place à part : d’une présence immédiate à l’image, filmé(e) en gros plan ou en plan rapproché, elle/il trouble par son regard lumineux. De l’animalité qui règne dans la baie à coup de rames, on bascule dans la grâce : le regard échangé avec Ma Loute et l’étreinte des deux êtres nous font chavirer et préservent le mystère de la jeune fille androgyne.



Dumont marie notamment l’ironie face à la bêtise et la cruauté des individus mi-humains, mi-bêtes, et parmi ces personnages caricaturaux, il y en a donc un(e), Billie, qui est traité(e) de manière bien plus fine parce que montré(e) dans son ambigüité et sa beauté. Elle tranche en particulier avec sa mère incarnée par Juliette Binoche, ramenée sans cesse à sa logorrhée, logorrhée qui l’assimile à une pantomime. Quand Billie prend la fuite dans la baie ou poursuit Ma Loute, ses échappées s’accompagnent de superbes extraits musicaux puisés chez Guillaume Lekeu. Ces mélodies orchestrales déclenchent un lyrisme inattendu, qui rompt avec les accents burlesques des situations.

Le regard que porte Dumont sur l’humanité est ambigu. Il sonde l’inanité et la lourdeur des personnages tandis que certains se transforment sur un mode surréaliste. Le détective Machin, hagard et peu futé, finit en cerf volant ; Isabelle Van Peteghem s’envole comme la fée d’un livre d’enfant. Il semble qu’à la spiritualité déjà développée auparavant chez Bruno Dumont par le truchement du raccord entre le regard et le paysage, se substitue ici une couleur nouvelle, surréaliste, non sans ironie ou parodie : certains personnages abandonnent leur enveloppe empesée de marionnettes pour rejoindre la légèreté de l’éther tandis que d’autres restent enferrés dans leur logorrhée ou leur bestialité immémorielle. Le cinéma de Bruno Dumont, si original et tout en contraste, n’a décidément pas fini de nous surprendre.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire